Paul Viollet, défenseur des indigènes


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3.   Un anti-impérialisme raisonné

Les membres du CPDI refusent de se définir comme des experts ès colonisation. C’est en qualité de citoyens qu’ils réclament un droit de regard sur la formation, puis sur l’administration de l’empire colonial. Comme Viollet, académicien depuis 1887, la plupart d’entre eux détiennent déjà des titres nettement plus prestigieux. Ils sont courtisés par les nouvelles sciences coloniales, ainsi les promoteurs de la sociologie coloniale ne manquent pas en 1900 de convier à leur premier congrès le secrétaire de l’Aborigines’ Protection Society et plusieurs membres du CPDI, les deux associations entrant en contact à cette occasion. À la différence de tous ceux qui essaient de se qualifier comme experts coloniaux en revendiquant des savoirs exclusifs ou nouveaux, le CPDI se contente de rassembler et d’interpréter de façon critique les informations déjà disponibles sur la colonisation.

À la suite de Viollet qui a entamé ce travail dès les années 1880, les membres du CPDI compulsent toutes les publications disponibles sur les colonies. Ils parviennent ainsi à soulever quelques coins du voile opaque qui recouvre la politique coloniale en France. Entre 1901 et 1911, le CPDI publie cinq brochures : sur les spoliations foncières dont sont victimes les Canaques en Nouvelle-Calédonie (1901), sur le travail forcé aux Comores (1904), sur le scandale du Congo (1905), sur les abus financiers aux colonies (1907) et sur le déni de citoyenneté opposé aux habitants de l’île de Sainte-Marie de Madagascar (1911)[11]. Il écrit plusCouverture de la brochure du Comité de protection et de défense des indigènes sur les abus financiers dans les colonies régulièrement au ministre des Colonies, au ministre de la Justice, ou encore au président du Conseil, pour leur demander d’enquêter sur une situation particulière de violation, ou de déni des droits des indigènes, ou pour contester une règle, ou un principe bien précis de fonctionnement de la domination coloniale. Ces lettres sont pour la plupart publiées, par des revues qui soutiennent l’action du CPDI, ou qui rivalisent avec lui, comme c’est le cas à partir de 1906 de la Revue indigène. Organe des intérêts des indigènes aux colonies, mais aussi par Le Temps qui manque rarement de commenter les initiatives du CPDI. Cette publicité est en réalité à double sens : saluer les démarches du CPDI est aussi une façon de les noyer dans un consensus qui permet de ne pas répondre sur le fond.

En mai 1901, le CPDI envoie au ministre des Colonies une longue lettre sur la réglementation du travail indigène qui illustre bien ses méthodes de travail et les obstacles auxquels il se heurte[12]. Le CPDI ne ménage pas son interlocuteur. Il affirme pour commencer que l’administration coloniale introduit l’esclavage dans les colonies où il n’existe pas, par exemple en Nouvelle-Calédonie. Il propose ensuite une solution pratique sous forme d’une réglementation qui interdirait les contrats collectifs et toute réquisition allant au-delà des cas de force majeure admis en métropole, qui garantirait la libre circulation des travailleurs indigènes et qui les placerait sous la protection effective d’un magistrat désigné à cet effet auprès de chaque tribunal colonial. Il cite enfin tous les textes qui ont instauré ce type de réglementation, au bénéfice des travailleurs indiens engagés aux Antilles et à la Réunion, ou dans les colonies hollandaises et britanniques. Le ministre se contente d’accuser poliment réception, tandis que la presse coloniale fait chorus contre la proposition. La Dépêche coloniale publie la réfutation d’un colon installé au Dahomey, le Bulletin du Comité de l’Afrique française rejette le principe d’une réglementation unique pour toutes les colonies et Le Temps accuse le CPDI de se tromper de combat à propos de la Nouvelle-Calédonie[13].

S’ils proposent des réformes susceptibles d’améliorer les conditions de vie des sujets coloniaux, les membres du CPDI ne raisonnent pas pour autant en termes d’abus qui viendraient compromettre un système, la colonisation, fondé sur de bons principes. Ils combattent au contraire avec détermination le dispositif central du droit colonial, le mal nommé « code de l’Indigénat », c’est-à-dire l’ensemble de lois et de décrets qui transfèrent aux agents de l’administration coloniale les pouvoirs de répression liés à l’état de guerre : internement et relégation sans jugement, séquestration des biens, punitions collectives, poursuites individuelles et collectives pour des faits que le Code pénal ne reconnaît pas comme des infractions[14]. La veille juridique orchestrée par Viollet, qui n’hésite pas à poursuivre les spécialistes du droit colonial entre les rayonnages de la bibliothèque de la Faculté de droit de Paris, dont il est le conservateur depuis 1876, pour obtenir une réponse, ou au moins un avis sur les points les plus obscurs, est mise au service d’une véritable guerre d’usure. À chaque fois que les dispositions de l’indigénat sont prorogées par le Parlement pour l’Algérie, ou remaniées par décret dans les autres colonies, le CPDI écrit pour demander leur abolition. La constitution dans les années 1910 au Parlement d’un courant « indigénophile » qui réclame l’abolition de l’indigénat en Algérie montre que ses arguments font peu à peu leur chemin[15].

Si le droit colonial est sa cible prioritaire, le CPDI instruit aussi le procès de l’idée de « mission civilisatrice ». Défendre le droit à la paix et à l’indépendance du royaume du Dahomey, État esclavagiste tirant sa puissance de sa participation à la traite atlantique, était une façon de refuser d’emblée la hiérarchie morale des sociétés qui fonde l’hypothèse que la colonisation pourrait être « civilisatrice ». La position du CPDI sur l’esclavage confirme cette ferme récusation des justifications humanitaires de la colonisation. Contrairement à la Société antiesclavagiste de France qui présente la persistance de l’esclavage en Afrique comme le signe de l’incurable sauvagerie des Africains et comme une faute morale justifiant la colonisation, le CPDI choisit de demander des comptes aux puissances coloniales sur l’effectivité de leur politique abolitionniste. Faits à l’appui, il dénonce l’hypocrisie de politiques qui misent cyniquement sur la persistance silencieuse de la condition servile pour obtenir du travail forcé.

4.   Comment défendre les indigènes ?

En octobre 1905, le CPDI organise le seul « meeting » de ses deux décennies d’activité pour dénoncer « les crimes et les illégalités du Congo » au retour de la mission extraordinaire d’inspection confiée à Pierre Savorgnan de Brazza. Comme dans l’État indépendant du Congo, la colonie personnelle du roi des Belges Léopold II, des pans entiers du Congo français ont été vendus à des sociétés concessionnaires qui exploitent violemment les populations pour les contraindre à collecter le caoutchouc des forêts. Cette prédation sanglante cause des millions de morts et soulève un retentissant scandale international à partir de 1904 et pendant plusieurs années[16]. De nouvelles associations de protection se constituent et parviennent, en Grande-Bretagne surtout, à émouvoir les opinions publiques[17]. La protection des indigènes change ainsi de statut et devient une cause polémique, fer de lance de débats sur une éventuelle régulation internationale de la colonisation. Les évolutions sont plus confuses en France. Félicien Challaye, jeune professeur de philosophie, normalien et socialiste, proche de Charles Péguy et d’Albert Thomas, a accompagné Brazza au Congo comme secrétaire personnel et il est le seul membre de sa mission libre de témoigner après sa mort. Il crée en 1908 une Ligue de défense des indigènes dans le bassin du Congo, élargie à tous les indigènes en 1913 et il entre en 1909 au comité central de la Ligue des Droits de l’homme, comme spécialiste des questions coloniales[18]. Même si leurs convictions politiques divergent, il est le successeur idéal pour Viollet. Celui-ci s’enferme cependant dans une attitude de refus qui condamne le CPDI à disparaître avec lui et qui suggère qu’il analyse mal les changements possibles.

Les associations de protection des indigènes cherchent à coordonner leur action en créant un Bureau international de défense des indigènes en 1913 et elles réclament l’ouverture d’une nouvelle conférence internationale consacrée à la politique indigène[19]. Viollet refuse catégoriquement d’associer le CPDI à ces démarches. Il est convaincu que cette stratégie ne peut profiter in fine qu’aux États, en autorisant une réédition de la « répugnante » comédie humanitaire de la conférence de Berlin et il estime, avec raison, qu’il faut agir à l’intérieur de chaque empire colonial pour être efficace. En rejetant les offres de collaboration de Challaye, il coupe cependant le CPDI de toute possibilité de constituer enfin les réseaux reliant concrètement protecteurs et protégés qu’Isaac avait commencé à esquisser dans les années 1890. Non seulement le CPDI ne sort pas de la position de repli dans laquelle il a été repoussé après 1899, mais il semble céder en 1913 aux manœuvres du ministère des Colonies en se laissant coopter par le comité consultatif des Affaires indigènes, Article mentionnant la nomination de Paul Viollet comme membre du Comité consultatif des affaires indigènes, dans le journal Le Temps du 23 mai 1913pléthorique machine officielle destinée à surveiller les débats sur la politique indigène. Viollet en devient le protecteur attitré et sa présence permet d’écarter Challaye que ses liens avec la Ligue des Droits de l’homme rendent plus encombrant.

Il y a là un double paradoxe. Le CPDI a été le premier à se fixer le double objectif de « protéger » et de « défendre » les indigènes. Si l’introduction de ce second terme, « défense », est dans la logique de sa définition de la colonisation comme forme de guerre, elle invite aussi à reconsidérer l’inégalité de fait, sinon de principe, qui pèse sur la relation entre protecteurs et protégés. Entre défenseurs et défendus, la parité devient pensable. Cette quête d’égalité s’est traduite sur un autre plan. En choisissant un homme de couleur, Isaac, comme premier président, le CPDI a délibérément bousculé le schéma racial sous-jacent de la protection des indigènes : des citoyens blancs volant au secours de sujets de couleur et démontrant au passage leur supériorité matérielle et morale. L’affaire Dreyfus a renforcé cet antiracisme, le CPDI fait le plein autour de 1900, l’engagement dreyfusiste de Viollet suscitant des soutiens pour son comité. Le choix d’Isaac impliquait aussi de présenter l’assimilation républicaine, dont il est le dernier champion dans les années 1890, comme le remède absolu aux discriminations racistes frappant les sujets et les citoyens de couleur. Si l’anti-impérialisme de Viollet est irréductible à toute forme de réformisme, la position d’Isaac était plus ambivalente. Patronner la protection des indigènes était pour lui une façon de démontrer, en reprenant un argument classique, que les citoyens de couleur, premiers bénéficiaires de l’assimilation, pouvaient devenir les artisans et l’incarnation d’une colonisation bienfaisante. Dans les années 1910, cet espoir a été définitivement balayé par les conceptions autoritaires et racistes de la colonisation comme « association » entre des « races » déclarées naturellement inégales et par l’acceptation implicite des formes de ségrégation et de discrimination sur lesquelles repose la colonisation.

Les dernières années du CPDI sont bien amères pour Viollet. Il accepte d’entrer au comité consultatif des Affaires indigènes pour défendre, non plus des indigènes, mais des citoyens de couleur, les six mille habitants de la petite île de Sainte-Marie de Madagascar, premières victimes d’une rétrogradation civique collective d’inspiration raciste que l’administration coloniale envisage d’étendre à tous les citoyens coloniaux de couleur. Le CPDI a publié en 1911 la requête déposée au Parlement par les Saint-Mariens, qui ont envoyé de leur propre chef et à leur frais un délégué à Paris, Joachim Firinga[20]. Il les aide ainsi à obtenir la confirmation de leur citoyenneté par la Cour de cassation en 1912, mais il ne dispose d’aucun moyen de pression sur l’administration locale de Madagascar qui persiste à les traiter en simples sujets. Auditionné par le comité consultatif des Affaires indigènes en juillet 1913, Viollet ne peut qu’accepter de prendre la parole à la place de Firinga et dénoncer la « décapitation » juridique dont sont victimes les Saint-Mariens comme la plus invraisemblable erreur dont il a eu connaissance en vingt ans d’engagement et l’emblème des « iniquités sauvages » qui caractérisent la colonisation[21].

 

Viollet n’a sans doute pas été le défenseur des indigènes qu’il espérait devenir au début des années 1890, en collaboration avec Isaac. En incarnant jusqu’à sa mort en 1914, un refus raisonné et intransigeant de l’impérialisme, il a cependant démontré que la lutte contre la colonisation restait un objectif concret et atteignable, non une utopie, et ouvert ainsi la voie à bien d’autres combats.

Emmanuelle Sibeud
Université Paris VIII et IDHES (UMR 8533)

[11] Voir les brochures numérisées ici.

[12] CPDI, « La réglementation du travail indigène », dans Bulletin du Comité de l’Afrique française, n° 7, juillet 1901, p. 252-254. Voir l’article ici.

[13] Paul Viollet, « La protection des indigènes », Le Temps, 8 septembre 1901, n° 14698, p. 1. Voir l’article ici.

[14] Sylvie Thénault, Violence ordinaire dans l’Algérie coloniale : camps, internements, assignations à résidence, Paris, Odile Jacob, 2012.

[15] Charles-Robert Ageron, op. cit.

[16] Adam Hochschild, Les Fantômes du roi Léopold. Un holocauste oublié, Paris, Belfond, 1998.

[17] Kevin Grant, A Civilised Savagery. Britain and the New Slaveries in Africa, 1884-1926, Londres, Routledge, 2005.

[18] Emmanuelle Sibeud, « L’anticolonialisme » dans Vincent Duclert & Perrine Simon-Nahum (dir.), Les Évènements fondateurs – L’Affaire Dreyfus, Paris, Armand Colin, coll. « U », p. 140-147.

[19] Emmanuelle Sibeud, « Entre geste impériale et cause internationale : défendre les indigènes à Genève dans les années 1920 », dans Monde(s). Histoire, espaces, relations, 2014, n° 6, p. 23-43.

[20] Voir note 11.

[21] Archives nationales d’Outre-Mer, Fonds ministériels, Madagascar, 326/844, procès-verbal de la séance du comité consultatif des Affaires indigènes du 2 juillet 1913, intervention de Paul Viollet, p. 2-11.