Paul Viollet, l’affaire Dreyfus et les Droits de l’homme


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Pour les Droits de l’homme

Légitimée par l’Affaire, la LDH extrapole le cas archétypal de l’erreur judiciaire et l’illégalité juridique. Alors que la France traverse une dépression civique, les ligueurs réinvoquent la Déclaration comme un commencement absolu, se placent dans une conception laïque et rationaliste issue des Lumières, et entendent, au départ à tout le moins, protéger les droits qui existent dans une appréhension libérale et individualiste. Au demeurant, lors de la rédaction des statuts de la LDH, c’est Paul Viollet qui insiste pour dater la Déclaration de 1789. De même assiste-t-il à la première assemblée générale, le 4 juin 1898, et avant que sa candidature ne soit validée par acclamations, précise sous les applaudissements le sens de son engagement en faveur du « droit commun pour les Juifs », mais aussi « pour les prêtres et pour les moines »[22].

C’est pourquoi, vouant un culte aux libertés religieuses, il donne, quelques jours plus tard, sa démission. En effet, son idée de vœu « tendant à l’abrogation d’une des lois dites intangibles, celles qui déclarent les congréganistes incapables d’occuper les fonctions d’instituteur communal », lois  prises « en violation directe de l’art. 6 de la Déclaration » est refusé, bien que Paul Viollet le présente comme « un coup droit porté » aux adversaires des Droits de l’homme [qui] renverserait toutes leurs machines de guerre »[23].

Toutefois, Paul Viollet fait l’objet d’une « gracieuse insistance » et accepte de rester simple membre pendant toute l’Affaire. En fait, son éloignement n’est ni total ni définitif, car le juriste revient à la LDH exposer le cas du curé de Cauterets, dont le traitement a été arbitrairement suspendu, profitant de l’occasion pour plaider l’image de la LDH[24]. C’est « plus tard » que, « des représentants considérables de la Ligue ayant exprimé, précisément au sujet de la liberté des congrégations, des opinions en contradiction directe » avec les siennes que Paul Viollet envoie de nouveau sa démission et la maintient « énergiquement »[25].

Après avoir quitté la LDH, le juriste fonde le Comité catholique pour la défense du droit. Les adjectifs ne sont pas anodins, non plus que l’absence de toute référence aux droits des citoyens – le cas des indigènes n’est pas loin. Le moment non plus : le 9 février 1899, l’enquête de la chambre criminelle de la Cour de cassation prend fin et le vote de la loi de dessaisissement s’annonce[26]. Proclamation aux Rennais du Comité catholique de défense du droitAinsi Paul Viollet tire-t-il les conséquences politiques de son schisme d’avec la LDH, tout en reconnaissant qu’il lui faudrait « une sorte d’héroïsme surhumain »[27]. Une semaine après sa fondation, « le Comité Viollet » déclare « son respect pour la magistrature », « proteste énergiquement contre tout projet de loi ayant pour but de retarder le cours de la Justice et la manifestation de la Vérité » et « revendique hautement pour tous les citoyens français l’application du principe d’égalité devant la loi ». Le Comité, qui se veut « exclusivement » catholique, réprouve « énergiquement l’esprit d’intolérance » et dénonce « le mal profond causé au pays par ces deux fléaux : l’antichristianisme et l’antisémitisme »[28]. L’abbé Pichot ajoute : « Il est bon, dès maintenant, de retenir sa place […] parmi les rares amis de la charité chrétienne, de la justice pour tous. »[29]

Ainsi, ses bases sont celles « d’une politique moderne, laïque et démocratique, fondée sur l’autonomie de la personne et le devoir de solidarité »[30]. Déclarant n’avoir comme but que « la défense du droit et des libertés publiques par la recherche de la vérité », le Comité exige un « effort personnel qui conduit au développement de l’esprit critique, la lutte contre l’équivoque et le mensonge » ; bref, une position pour le moins morale et même intellectuelle qui rappelle le premier manifeste de la LDH. Au reste, si les deux associations ont le même patrimoine[31], elles se partagent aussi des héros, « un militaire dont tout démontre l’innocence, un juif » et « un autre militaire, un catholique, le colonel Picquart [qui] est l’honneur de l’armée »[32]. Le CCDD, à l’instar du Comité de protection et de défense des indigènes, n’est pas une association de masse – il compte au maximum vingt membres, ne serait-ce que pour éviter l’illégalité –, mais forme bien un groupe de pression dirigé par un bureau qui s’autorecrute et choisit les autres membres « parmi les amis et correspondants du Comité », dont la liste est « ouverte », et qui sont souvent envoyés via Louis Havet[33].

Ses premières interventions vont logiquement à l’Affaire, en s’associant à la LDH pour demander la libération de Georges Picquart, en écrivant au président de la République, Émile Loubet, après l’attentat d’Auteuil, en apposant des affiches à Rennes, à l’initiative de Georges Dottin et du médiéviste Édouard Jordan, en critiquant une « nouvelle et funeste erreur judiciaire [… qui] pourra être pacifiquement réparée par les voies légales » –, et en soutenant Fernand Labori suite à la tentative d’assassinat à son encontre. Enfin, le CCDD condamne une amnistie, « abdication des droits et des devoirs sociaux » et « violation indirecte de l’article 6 de la Déclaration », préférant garder la « possibilité de la grâce ou de l’amnistie après justice », et s’oppose à l’élection du général Mercier en Loire-Inférieure. Au-delà, le CCDD stigmatise La Croix, qui a fait « beaucoup de mal », et répudie toute « solidarité » avec « ces feuilles religieuses ou soi-disant catholiques ».

Cependant, le Comité s’inquiète des « projets de loi antireligieux » qui « constituent autant de violations formelles » de la « Grande Charte française », et ne trouve dans « la Constitution de 1875 », à juste titre, « pas un mot, pas une ligne qui ne puisse servir de garantie aux victimes de lois ». C’est pourquoi, il s’inscrit dans la défense de la liberté d’enseignement et de la liberté des « pères de famille » comme des « congrégations autorisées ou non ». Mais le CCDD annonce vouloir préserver « le cas échéant demain », les droits « des libres penseurs, des protestants ou des juifs ». Toutefois, il n’a pas le caractère généraliste de la LDH, qui lui renvoie certaines affaires, telle celle du curé Fouqueau auquel le droit de dire la messe est refusé[34].

Figure originale du catholicisme, Paul Viollet l’est incontestablement. Figure originelle des Droits de l’homme aussi, dès lors que ce savant, ce croyant, ce militant évolue dans cette Belle Époque des droits qui n’est pas toujours et partout celle du triptyque républicain. Il se projette donc dans une Marianne plus vraie, plus juste, plus ouverte. En effet, en condamnant la machine policière, militaire, pénitentiaire qui a fait plus que brutaliser le capitaine Dreyfus par la perpétration d’un crime d’État, en dépassant ce déni de justice pour le transformer en défi démocratique, ce jusnaturaliste s’appuie sur des valeurs et des principes supérieurs au droit positif ou, en tout cas, à concilier avec lui. Ce combat non partisan mais civique applique, dans un sens critique, une conception libérale d’une République en crise, et s’articule autant sur la fidélité à un héritage humaniste. Il s’agit d’une nouvelle manière de ministère sacerdotal qui éprouve la foi pour la solidifier dans le cadre d’une démarche collective, de la réflexion et de l’action d’un catholique expert devenu un « clerc » qui pense la légitimité de l’autorité et peut la contester ; en effet, au Comité de protection, à la LDH, au CCDD, Paul Viollet incarne le désir de relier ses convictions philosophiques à son interprétation et sa pratique du droit – de l’État de droit comme du droit potentiel et possible. Par ses propositions et ses actions, il figure donc la volonté d’une réévaluation de la règle juridique dans la Polis, faisant se rejoindre morale catholique et raisonnement scientifique, croyance religieuse et fonction professionnelle, dans un accompagnement de la démocratisation, de la sécularisation et de la laïcisation, et donc de la modernisation de la France[35]. Dépassant les œuvres sociales, cet intellectuel organique, qui s’appuie un peu sur la lettre ouverte et plus sur les corps intermédiaires, est l’opposé d’un contre-révolutionnaire ou d’un conservateur ; en effet, il est dans une posture de reconnaissance des Droits de l’homme. Certes, Paul Viollet demeure dans une stratégie défensive quand il s’agit des prêtres ou des congrégationnistes, mais il participe à la continuation du panthéon principiel de 1789 et à la matrice catholique et précisément thomiste, au cœur d’une pensée syncrétique, dans ce libéralisme antagonique au catholicisme intransigeant qui veut « allier l’amour de la religion au culte des libertés »[36]. Son appréhension du Droit et de la Justice est foncièrement moraliste et pacificatrice, car sans éthique et horizon du bien, en l’occurrence chrétiens, le droit n’est qu’ordre et procédure. Se distinguant de ceux de ses confrères catholiques comme Maurice Hauriou qui concourent la doctrine, Paul Viollet agit donc pour montrer la pérennité et la validité de 1789.

Emmanuel NAQUET
docteur en histoire
enseignant en classes préparatoires
chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po Paris

Carte de remerciement et de voeux du colonel Picquart à Paul Viollet

[22]BOLDH, op. cit., p. 901.

[23]Lettre du 25 juin 1904, BOLDH, op. cit., p. 906.

[24]Comité directeur, 9 nov. 1898, Archives privées de la LDH (APLDH), p. 40 et lettre de la LDH, 14 nov. 1898 (Le Siècle, 22 nov. 1898).

[25]Cité par Vincent Duclert, « Un défi à l’État républicain ? Paul Viollet et le Comité catholique pour la défense du droit (1899-1914) », dans Silvia Marton, Anca Oroveanu et Florin Turcanu (dir.), L’État en France et en Roumanie au xixe et xxe siècle, Bucarest, New Europe College, 2011, 408 p., p. 359-384, p. 370.

[26]Archives Paul Viollet, 6 rue du Regard 75006 Paris, Ms. 1939. Le 15 février 1899, Paul Viollet en devient président.

[27]Lettre au directeur du Temps, 23 nov. 1898.

[28]Comité catholique pour la défense du droit, 1899-1900, Paris, Imprimerie de l’Est, 1900, 26 p., p. 1, en gras dans le texte.

[29]Réunion du 9 avr. 1899, Archives Paul Viollet.

[30]Vincent Duclert, « La “deuxième gauche” », dans Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, Paris, La Découverte, coll. « Poche/Sciences humaines et sociales », rééd. 2005, vol. 2, 778 p., p. 175-189, citation p. 178.

[31]Comité catholique pour la défense du droit. Déclaration de principes, Paris, Stock, 1899, 16 p., p. 7, et Vincent Duclert, « Raison démocratique et catholicisme critique au début du xxe siècle. À la recherche des influences cachées de Paul Viollet », dans Charles de Gaulle. La jeunesse et la guerre, 1890-1920, Paris, Plon, coll. « Espoir », 2001, 355 p., p. 107-118.

[32]Réunion du 9 avr. 1899, Archives Paul Viollet.

[33]Archives Paul Viollet.

[34]Comité directeur, 24 juil. 1899 (APLDH, op. cit., p. 122). Mais le CCDD refuse de se charger de cette « affaire privée », tout en versant cent francs à la LDH pour la diffusion de la brochure de l’abbé Pichot…

[35]Voir Vincent Duclert, art. cit., dans Silvia Marton et alii, p. 378 note 32 et Jean-Louis Clément, « Un canoniste mis à l’Index en 1906 : Paul Viollet (1840-1914) », dans Revista crítica de Derecho Canónico Pluriconfesional, avr. 2014, n° 1, p. 81-96 qui met l’accent sur « l’ostracisme » dont le juriste fut l’objet.

[36]Réunion du 9 avr. 1899, Archives Paul Viollet.