Un monument disparu du patrimoine universitaire parisien : la bibliothèque de la Faculté de droit


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Une œuvre placée sous l’inspiration de Labrouste et de Viollet-le-Duc

La recherche de la lumière

Avec la toute voisine bibliothèque Sainte-Geneviève, édifiée par son maître Henri Labrouste, Louis-Ernest Lheureux a, tout proche de son chantier de la Faculté de droit un monument majeur de l’architecture contemporaine, tant pour ce qui concerne l’usage du métal que pour ce qui regarde l’histoire des bibliothèques. De Sainte-Geneviève et des recherches ultérieures de Labrouste, notamment pour la grande salle des imprimés de la Bibliothèque nationale, il a retenu cette leçon fondamentale pour l’histoire des bibliothèques : la recherche de la lumière. Aucune colonne, aucun support ne viennent encombrer le volume principal de ses salles, qui bénéficient d’un très important éclairage zénithal.

En outre, le revêtement contribue à accentuer la luminosité de l’ensemble. Dans les deux premières salles, il est fait de briques apparentes, aux tons clairs pour l’essentiel, mais rehaussés de tons plus vifs : « Sur le fond de briques apparentes naturellement nuancées entre le rouge et le jaune et rejointoyées d’or, se détachent en vigueur des bordures composées de deux rangs de briques vernies brun-rouge, d’une bande en mosaïque dorée sur laquelle court un linéament vert, puis de deux rangs de briques brunes séparées par un rang de briques émaillées jaune clair. Le fer de l’ossature dans laquelle ces brillantes surfaces courbes sont enchâssées, s’enlève en ton gris-bleu foncé avec quelques touches d’or.[36] » Si l’aluminium n’est pas employé, comme le fit Labrouste pour la salle des imprimés, le but visé est le même : en faisant briller d’un vif éclat la voûte, accroître en soirée la luminosité de la salle.

Le travail de la voûte, sous le signe des Entretiens

Pour ces mêmes salles, comme l’a montré de manière fort claire Anne Richard-Bazire dans son étude, l’éclairage des salles par une grande verrière à ossature métallique est inspirée par la figure 8 du douzième entretien sur l’architecture de Viollet-le-Duc[37], où celui-ci expose ses théories sur la salle voûtée[38] : « La salle carrée est couverte au moyen de deux grandes fermes diagonales ajourées et à double courbure. Elles soutiennent d’une part la charpente métallique de la verrière, et, d’autre part, le cadre de l’ouverture zénithale – un châssis vitré – constitué par des sablières. Des entretoises relient les sablières aux murs et servent de retombées aux berceaux de briques qui remplissent l’intervalle entre les sablières et les murs.[39] » Saluées comme réussites techniques, ces deux premières salles montrent toutefois de nombreux défauts à l’usage. Paul Viollet se plaint tout particulièrement, en 1912, des infiltrations d’eaux dues au vitrage ne reposant pas directement sur les murs : « La situation est telle dans l’ancienne salle de la bibliothèque que, par les grandes pluies, il pleut dans la salle de lecture elle-même. »

Dans la troisième salle, élevée quelques années plus tard, Lheureux développe ses recherches antérieures. Grâce à des fermes très puissantes et très ajourées, il crée un comble très élancée et donne à sa salle une ouverture zénithale de très grande taille. Trois niveaux d’entretoises portent les voûtains de briques émaillées et le dispositif est encore renforcé par des poutrelles, également ajourées, qui dessinent une arcature surbaissée. Le vocabulaire décoratif de la salle est plus volontiers figuratif, avec, par exemple, les chapiteaux d’angle zoomorphes Grande salle de lecture de la bibliothèque.montrant des têtes de lions. Partout le métal est apparent, et il en va de même dans les autres parties de l’édifice : la grande galerie, l’escalier principal, ou encore la salle de distribution des prix, où Laure Chabanne a clairement décelé, une fois encore l’influence de Viollet-le-Duc, particulièrement visible dans le couvrement métallique, semblable à celui de la figure 8 du douzième entretien, à l’exception des tirants[40]. La nouvelle salle de lecture a les faveurs de la presse architecturale, qui la considère comme supérieure aux deux premières[41], et séduit même les journaux à grand tirage, comme en atteste ce commentaire du Magasin pittoresque qui après avoir fait observer que « pour ces nouvelles constructions, l’acier a été employé comme élément de structure et demeure complètement apparent dans les planches et dans les voûtes [et que] il fait partie intégrante de l’architecture proprement dite, au lieu d’être, comme dans la plupart des cas, dissimulé dans la pierre », l’auteur de l’article loue la décoration de la nouvelle salle de lecture avant de conclure que « c’est bien là en un mot le cadre qui convient à un sanctuaire du travail[42] ». Si Lheureux n’a pas édifié à la Faculté de droit la grande salle dont il rêvait sans doute, du moins sa réussite à la bibliothèque paraît-elle indiscutable : Le Magasin pittoresque lui-même ne reconnaît-il pas, implicitement, que colonnes et frises tirées de l’Antiquité ne sont plus la nécessaire expression plastique de la science en majesté ?

La conservation des collections : une lente adaptation à la modernité

En dépit de son couvrement métallique et de son élégant et moderne habillage de briques, la bibliothèque édifiée par Lheureux entre 1876 et 1878 est d’une conception encore fort traditionnelle pour ce qui concerne la présentation des collections. Dans la salle carrée comme dans la galerie, les livres sont disposés le long des murs, sur trois niveaux, les deux niveaux supérieurs étant desservis par des galeries. Cette disposition ne diffère en rien, sur l’essentiel, de celle adoptée par Labrouste trente ans plus tôt à la bibliothèque Sainte-Geneviève : la bibliothèque demeure un espace unique, tout à la fois dédié à la conservation des ouvrages et à leur consultation[43]. Cette disposition classique est celle des grandes bibliothèques de l’époque moderne : c’est tout aussi bien celle de la bibliothèque des génovéfains dans leur abbaye[44] que celle retenue par Boullée dans son projet pour la Bibliothèque royale[45], et c’est en 1872 seulement qu’a été inaugurée une des plus remarquables bibliothèques construites selon ce modèle, celle de la ville de Grenoble, conçue en 1863-1864 par Charles-Auguste Questel.

La troisième salle de la bibliothèque, réalisée avec les autres agrandissements de la Faculté, relève d’une conception différente. L’inspiration de Labrouste est toujours là, mais c’est désormais vers la Bibliothèque nationale[46] qu’il faut se tourner : cette fois-ci, Lheureux a pu doter sa bibliothèque d’un magasin indépendant, une similitude dans la disposition qui est notée par les critiques contemporains[47]. Ce choix de dissocier espace de conservation et espace de consultation s’impose progressivement dans la deuxième moitié du xixe siècle pour les bibliothèques universitaires et les services d’archives. Il apparaît nettement plus adapté pour la sécurité des collections et pour la gestion de leur accroissement. Au moment où s’élève la bibliothèque de la Faculté de droit, un dispositif semblable, mais généralisé à l’ensemble des collections, se met en place à la Sorbonne[48]. En effet, la bibliothèque de la nouvelle Sorbonne, si traditionnelle pour qui s’en connaît, que la salle de lecture est, pour ce qui concerne le stockage des livres, clairement inspirée de la Bibliothèque nationale. Les étagères de la salle de lecture ne renferment que des ouvrages usuels, la majeure partie des volumes est conservée dans deux vastes magasins de cinq niveaux chacun, perpendiculaires à la salle de lecture et ne communiquant avec elle que par deux guichets. D’emblée, celle-ci offre plus de 8,1 kilomètres linéaires d’étagères. En 1901, avec un accroissement linéaire de 120 mètres par an, la bibliothèque de la Faculté de droit ne possède déjà plus, quant à elle, qu’un espace disponible de 220 mètres linéaires.

Conclusion

La construction de la bibliothèque de la Faculté de droit a duré, avec il est vrai de nombreuses interruptions, plus de vingt ans. Les recherches architecturales de Lheureux lui confèrent une indiscutable unité de style et une profonde originalité : son inventivité, sa fantaisie dans le détail et la constante recherche de la rigueur dans l’élaboration de la structure le guident dans l’édification de ce qui est sans aucun doute son chef-d’œuvre. Un chef-d’œuvre caché, peu visible depuis la rue Cujas et masqué sur la rue Saint-Jacques et la rue Soufflot par des façades d’une sagesse[49] qui ne permettent en rien de deviner la présence, au cœur du bâtiment, d’une œuvre qui tranche radicalement avec la plupart des constructions universitaires contemporaines : non loin de là, à la Sorbonne, Nénot s’inspire franchement de Lemercier après avoir fait cependant détruire l’ancien collège du xviie siècle, tandis que Ginain, à la Faculté de médecine, noie dans la pierre et les caryatides la délicate Académie de chirurgie de Gondoin. Un chef-d’œuvre qui est peut-être, aussi, une manière de revanche, juste en face de cette Sorbonne où Nénot, pour les façades de la Faculté des sciences accumule les clichés « rationalistes », de chaînes de briques en linteaux métalliques, mais persiste, à l’intérieur, dans son amour pour les charmes du style classique, avec, par exemple, la délicate tribune de l’amphithéâtre de physiologie. Pas ou peu de décor, non plus, dans cette œuvre de Lheureux : contrairement à la bibliothèque de la Sorbonne où fleurissent les peintures décoratives entre les grandes compositions historiques, le décor de la bibliothèque de droit est presque tout entier contenu dans son architecture, sans préoccupations historiques ou allégoriques[50].

Au-delà des querelles entre écoles architecturales, il faut tenter de se représenter ce que pouvaient être, au sein de cet ensemble complexe de salles juxtaposées, issues de plusieurs campagnes de constructions, les déambulations et les points de vue offerts à la contemplation du lecteur ou du bibliothécaire : de coursives en galeries, de balcons suspendus en passages voûtés, d’escaliers à vis en portes dérobées, d’une salle à l’autre, puis vers une troisième encore. Cette configuration particulière, l’absence de plan d’ensemble, la surabondance des salles de lecture mais aussi l’insuffisance chronique des magasins expliquent peut-être en partie la destruction de la bibliothèque, après le transfert des collections sur un site plus approprié[51] et avant la construction d’un bâtiment qu’on a pu croire, un temps du moins, mieux adapté aux besoins de l’université de masse. Si rien ne subsiste aujourd’hui des salles de lecture, le décor de la salle des Actes, également détruite, a été préservé grâce à l’intervention de Jacques Foucart, alors conservateur au musée du Louvre. Cette suite de peinture de René Ménard est aujourd’hui exposée au musée d’Orsay.

Si elle avait été posée seulement dix ou quinze ans plus tard, nul doute que la question du devenir du bâtiment eût été résolue différemment. Reconnue comme un élément représentatif du patrimoine du xixe siècle, la bibliothèque aurait bénéficié de la protection jalouse des monuments historiques[52], et, peut-être, de l’attention diligente des services de l’Inventaire général, institution qui a considérablement œuvré à l’évolution des goûts et des mentalités en matière architecturale. La réhabilitation et le remploi étant alors devenus une tendance majeure de l’architecture contemporaine, la bibliothèque aurait pu, grâce à l’intervention d’un jeune créateur désireux de frapper les esprits et d’imposer son nom, connaître une nouvelle vie. À défaut de réécrire l’histoire, on voudrait, en conclusion, encourager les recherches sur cet édifice en espérant que les possibilités de restitution virtuelle permettent un jour de revivre l’expérience d’une déambulation mélancolique, au long des galeries, sous la lumière glauque du vitrage zénithal.

Christian Hottin
Archiviste paléographe
Conservateur en chef du patrimoine (archives)

[36]  Louis Calinaud, op. cit., p. 91.

[37]  Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, Entretiens sur l’architecture, Paris, 1863-1872, t. 2, p. 73, fig. 8, reproduction en fac-similé, Bruxelles, Mardaga, 1986.

[38]  Laure Chabanne, quant à elle, a montré combien au cours des premiers projets pour la bibliothèque, Lheureux avait déjà cherché et trouvé son inspiration chez Viollet-le-Duc. Notamment dans la figure 17 du 12e entretien. Laure Chabanne, op. cit., p. 105-109, p. 105.

[39]  Anne Richard-Bazire, op. cit., p. 58-69, p. 60.

[40]  Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, op.cit.

[41]  « Faculté de droit », La Construction moderne, 1897-1898, 2e série, 3e année, p. 278-279.

[42]  « Les nouvelles constructions de l’École de droit », Le Magasin pittoresque, 1898, 66e année, p. 36-38, p. 37.

[43]  Sur cet édifice voir en dernier lieu : Jean-Michel Leniaud (dir.), Des palais pour les livres. Labrouste, Sainte-Geneviève et les bibliothèques, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, 190 p.

[44]  Nicolas Petit, « La bibliothèque de l’abbaye Sainte-Geneviève aux xviie et xviiie siècles, une grande bibliothèque monastique », dans Jean-Michel Leniaud (dir.), Des palais pour les livres. Labrouste, Sainte-Geneviève et les bibliothèques, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, 190 p., p. 24-35.

[45]  Jean-Marie Pérouse de Montclos, Étienne-Louis Boullée (1728-1799). De l’architecture classique à l’architecture révolutionnaire, Paris, Arts et métiers graphiques, 1969, 271 p.

[46]  Sur la comparaison entre la bibliothèque Sainte-Geneviève et la Bibliothèque nationale, voir : Jean-François Foucaud, « De la bibliothèque Sainte-Geneviève à la Bibliothèque impériale », dans Jean-Michel Leniaud (dir.), Des palais pour les livres. Labrouste, Sainte-Geneviève et les bibliothèques, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, 190 p., p. 36-47.

[47]  « Agrandissements de la Faculté de droit », La Construction moderne, 26 août 1893, p. 564.

[48]  Christian Hottin, « La Nouvelle Sorbonne », dans Myriam Bacha et Christian Hottin (dir.), Les Bibliothèques parisiennes : architecture et décors, Paris, Délégation à l’action artistique de la Ville de Paris, 2002, 272 p., p. 148-150.

[49]  Sur la rue Soufflot les élévations de la Faculté du xviiie siècle imposent à Lheureux un travail de copie sans imagination. Sur la rue Saint-Jacques, en revanche, il fait plusieurs propositions originales, notamment la construction d’un campanile, mais se voit contraint, sous la pression de la Faculté et de la Ville de Paris d’assagir considérablement son projet initial. Honoré Daumet, rapporteur devant le conseil d’architecture de la ville voit dans ce projet de campanile imaginé par Lheureux « des tendances à l’originalité plus qu’à la belle et noble simplicité que doivent revêtir les bâtiments de l’École de droit ». Archives de la Ville de Paris, VM 63 1, rapport d’Honoré Daumet au conseil d’architecture sur le projet d’agrandissement de l’École de droit, 1er août 1889.

[50]  Le décor de la bibliothèque se limite à quelques bustes, transportés par la suite à la bibliothèque Cujas. Si la bibliothèque ne présente pas de décors peints, ceux-ci sont en revanche nombreux dans les autres espaces intérieurs de la Faculté. Voir : Christian Hottin, « Les visages du Droit : le programme décoratif de la Faculté de droit de Paris (vers 1870 – vers 1920) », dans Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art français, Année 2007, Société de l’Histoire de l’Art français, 2008, p. 375-405 et pl. XVI.

[51]  La nouvelle bibliothèque de la Faculté de droit a été élevée entre 1952 et 1958 sur le site du collège Saint-Barbe. Le pavillon d’entrée du collège, œuvre de Théodore Labrouste, le frère d’Henri, est devenu l’entrée de la bibliothèque. Annette Grousseaud, op. cit., p. 151-152, p. 151.

[52]  L’ensemble des façades tant intérieures qu’extérieures de la Sorbonne ont été inscrites à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques par arrêté du 30 septembre 1975, en même temps qu’était classé le grand amphithéâtre et les espaces l’entourant.