Des conquêtes irrémédiablement injustes


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En août 1900, Paul Viollet répond au questionnaire sur la politique coloniale diffusé par le Bureau international permanent de la paix de Berne, en préparation du 9e congrès international de la Paix (30 septembre – 5 octobre 1900). L’Exposition universelle de Paris donne un lustre particulier à ce congrès et dès 1898, les sociétés de la paix ont décidé de faire une place plus importante aux « questions soulevées par la politique coloniale » et désigné une commission chargée d’élaborer un questionnaire, puis un rapport sur ce thème. Le Comité de protection et de défense des indigènes (CPDI) a adhéré l’année précédente au Bureau international permanent de la paix de Berne, mais les réponses de Viollet, fournies à titre strictement personnel comme il le précise avant de signer, ont de quoi surprendre les pacifistes militants auxquels elles s’adressent. Elles tranchent sur un contexte marqué par l’impérialisme triomphant et par le plus discret essor d’un réformisme qui tente les réseaux pacifistes sans être unanime pour autant, comme le montre la fin de non-recevoir opposée par Viollet.

1.   À l’heure de l’impérialisme triomphant

Les publications et les multiples congrès de l’Exposition universelle ne manquent pas de présenter le changement de siècle comme un tournant pour la colonisation. Aux conquêtes du xixe siècle qui ont permis la constitution ou la reconstitution des empires coloniaux, succéderait une ère pacifique consacrée à l’organisation administrative, judiciaire, politique et financière des colonies[1]. Des sciences nouvelles et ad hoc prétendent accompagner et éclairer cette évolution, ainsi le premier congrès international de Sociologie coloniale est organisé en grande pompe en août 1900. Son triomphe est pourtant éphémère, le congrès reste sans suite et si elle ne disparaît pas, la sociologie coloniale devient une spécialité périphérique, pour les différentes écoles qui proposent des définitions divergentes de la sociologie, comme pour les réseaux colonialistes qui lui font une petite place dans leurs congrès réguliers[2].

Sous la mise en scène flatteuse et rassurante de la propagande coloniale, les évolutions sont plus confuses. Posséder des colonies est devenu un privilège dont il est difficile de se passer pour compter sur la scène internationale. Deux États en plein essor et dont l’histoire récente a été marquée par la colonisation européenne, ont rejoint le groupe fermé des « puissances coloniales » à la fin des années 1890. En 1895, alors que le Japon a été victime de la politique de la canonnière trente ans plus tôt et contraint d’ouvrir ses ports au commerce extérieur, l’île chinoise de Taïwan passe sous protectorat japonais. De leur côté, les États-Unis sont intervenus dans les guerres opposant les colonies espagnoles de Cuba, de Porto-Rico et des Philippines à leur métropole en 1898. Déclaration du CPDI en faveur des Phillipines, journal Le Temps 24 juin 1899Drapés dans l’utopie de la « colonisation démocratique », les enjeux géostratégiques aux Antilles et commerciaux en Asie l’ont emporté sur leur rejet historique du colonialisme.

La guerre est le principal moteur de cette contagion impérialiste. Le Japon a agressé la Chine en 1894 pour obtenir Taïwan, les guerres ont été plus longues et plus violentes encore à Cuba et aux Philippines où la « colonisation démocratique » a été imposée par la force des armes, au prix de deux ans de combat opposant les troupes américaines et la population civile. Cette « politique d’aventures et de violences » est dénoncée en juin 1899 par le CPDI qui regrette amèrement que les « nobles citoyens américains » deviennent des « oppresseurs à leur tour » au lieu de « faire la guerre pour délivrer des opprimés »[3]. Les puissances coloniales plus anciennes guerroient elles aussi, contre leurs sujets coloniaux et éventuellement entre elles. Ainsi, la compétition franco-britannique pour le centre de l’Afrique s’est terminée par trois mois de face-à-face tendu entre le capitaine Marchand et le général Kitchener à Fachoda à l’automne 1898 et par des explosions de chauvinisme belliciste dans les deux métropoles.

Si la « pacification », c’est-à-dire la transformation en administrateurs coloniaux des officiers mobilisés pour la conquête, devient le maître-mot de la politique coloniale française et si le recours régulier à la violence pour assujettir les populations colonisées apparaît de plus en plus comme une évidence tacite, il est assez difficile en 1900 de croire à la fable de la colonisation pacificatrice. À la litanie des guerres de conquête est en outre venue s’ajouter en 1899 la démonstration de leurs effets retours potentiels sur les métropoles. La Grande-Bretagne est en effet engagée depuis 1899 dans une longue guerre contre la République sud-africaine qui montre de façon très concrète comment les méthodes de coercition testées sur des sujets coloniaux peuvent être utilisées contre des populations d’ascendance européenne[4]. Sans être aussi meurtriers qu’ils l’ont été à Cuba, les camps de concentration où sont enfermées les populations civiles boers pour éviter qu’elles soutiennent la guérilla livrée par leurs armées, font des dizaines de milliers de victimes et soulèvent l’indignation, en particulier en France où l’occasion est belle de dénoncer l’avidité et l’hypocrisie de l’impérialisme britannique. Les promesses d’organisation administrative, judiciaire, politique et financière des colonies sont donc à plus d’un titre un contre-discours conçu pour séduire, ou au moins rassurer, mais qui n’emportent pas automatiquement l’adhésion.

2.   Des réseaux pacifistes entre inquiétude et ralliement

La guerre en Afrique du Sud occupe la première place dans les débats du 9e congrès universel de la Paix tenu à Paris du 30 septembre au 5 octobre 1900. Les associations de la paix regroupées autour du Bureau international permanent de la paix de Berne depuis 1891 se sont contentées en 1898 et en 1899 d’une simple assemblée générale pour donner plus d’éclat à ce congrès, en rompant avec le rythme annuel maintenu depuis 1889, date du premier congrès universel accueilli à Paris par une autre exposition universelle. Les pacifistes anglais, qui ont relancé le mouvement d’ensemble et qui restent les mieux organisés en 1900, se présentent comme un « parti en deuil », toutes leurs démarches pour éviter la guerre ayant échoué[5]. En réalité, le mouvement pacifiste entier est atteint par cette guerre entre des nations supposées « civilisées ». Les deux belligérants n’ont pas tenu compte des appels à l’arbitrage international et aucun État signataire de la première convention de La Haye de 1899, qui prône ce type d’arbitrage sans le rendre obligatoire, ne s’est donné la peine de passer de la théorie à la pratique en plaidant dans le même sens. La guerre des Boers est aussi une démonstration cinglante et immédiate des limites de la rhétorique pacifiste.

Elle n’est pas le seul conflit qui préoccupe les pacifistes en 1900. Ils cherchent à évoquer de façon équitable le cortège de violences suscité en Chine en 1899-1900 par le soulèvement dit des Boxers et par la dure répression qui s’en est suivie, l’ensemble des États étrangers installés en Chine se coalisant pour mettre à genoux l’armée et l’État chinois. Ils dénoncent également, non sans retard, les massacres des Arméniens dans l’Empire ottoman entre 1894 et 1897. Cette actualité chargée souligne à quel point la domination impériale, sous toutes ses formes, menace la paix, mais elle incite aussi à hiérarchiser les causes, l’origine et la religion des victimes soulevant des mouvements de sympathie d’ampleur très différente auprès des opinions publiques occidentales où se recrutent les membres du mouvement pacifiste, ou qui sont susceptibles de soutenir plus ponctuellement ses initiatives. À plus d’un égard, la question des relations entre les « races » dominantes et les « races plus faibles », sinon « sauvages », est bien un enjeu central en 1900 pour les réseaux pacifistes.

Elle a été inscrite à l’ordre du jour du congrès de 1900 lors de l’assemblée générale réunie à Turin en 1898. Les Britanniques Bulletin officiel du IX<sup>e</sup> Congrès universel de la Paix, publié par le Bureau international de la Paixsont majoritaires au sein de la commission chargée d’élaborer et de diffuser un questionnaire sur ce thème auprès de tous les individus compétents dans les différentes sociétés de la paix affiliées au Bureau international permanent de la paix, puis d’analyser leurs réponses pour élaborer un rapport servant de trame aux débats des congressistes. Depuis 1889, les congrès successifs récusent le prétendu « droit de conquête » comme une imposture juridique et morale. Sans revenir sur cette position de principe, la commission s’inscrit ostensiblement dans une démarche réformiste qui emprunte beaucoup à l’expérience accumulée par les réseaux philanthropiques britanniques, les plus anciens et les plus prestigieux en matière d’antiesclavagisme comme de protection des indigènes. Le questionnaire cherche à identifier « les moyens pacifiques les mieux appropriés à répandre les bienfaits de la civilisation parmi les peuples mineurs » (question IV), en partant de l’hypothèse qu’ils sont aussi « les moyens légitimes de faire accepter des populations mineures le protectorat des peuples majeurs » (question III). Il fournit d’emblée une partie des réponses en mettant en exergue deux de ces moyens : l’établissement de protectorats, c’est-à-dire de traités relevant du droit international et définissant les rapports entre État protecteur et État protégé, et le renforcement des conventions internationales existantes, en particulier l’acte final de la conférence de Bruxelles (1890) qui interdit la vente d’armes en Afrique, réglemente la vente d’alcool et invite les puissances coloniales à s’engager dans la lutte contre la traite esclavagiste (questions VIII et X). Depuis sa fondation en 1837, l’Aborigines’ Protection Society affirme que les populations indigènes sont mieux protégées des exactions commises à leur encontre par les colons quand elles passent sous tutelle britannique effective, par le biais d’un protectorat, et ce combat a été réactivé dans les années 1880 par la création de nouvelles compagnies à charte. Le rôle joué par la British South African Company de Cecil Rhodes dans le déclenchement de la guerre des Boers conforte cette analyse en 1900[6].

[1] Voir par exemple A. Arnaud et H. Méray, Les Colonies françaises. Organisation administrative, judiciaire, politique et financière, Paris, Augustin Challamel Éditeur, 1900, coll. « Exposition universelle de 1900 : publications de la commission chargée de préparer la participation du ministère des Colonies ». Voir le document ici.

[2] Emmanuelle Sibeud, Une Science impériale pour l’Afrique ? La construction des savoirs africanistes en France, 1878-1930, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2002.

[3] « Notes et lectures – Déclaration du CPDI », dans Le Temps, 24 juin 1899, n° 13897, p. 2. Voir l’article ici.

[4] Isabelle Surun (dir.), Les Sociétés coloniales à l’âge des Empires, 1850-1960, Neuilly-sur-Seine, Atlande, 2012.

[5] Bureau international permanent de la paix, Bulletin officiel du IXe congrès universel de la paix tenu à Paris du 30 septembre au 5 octobre 1900, Berne, Büchler and Co, 1901, p. 30. Voir le document ici.

[6] James Heartfield, The Aborigines’ Protection Society. Humanitarian Imperialism in Australia, New Zealand, Fiji, Canada, South Africa and the Congo, 1836-1909, London, Hurst & Company, 2011.