Un monument disparu du patrimoine universitaire parisien : la bibliothèque de la Faculté de droit


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De l’importance des bibliothèques universitaires

Dans cette nouvelle économie du savoir, qui privilégie l’apprentissage personnel de l’étudiant et vise à développer les activités de recherche au sein des facultés françaises, la bibliothèque occupe une place éminente : elle est tout à la fois un conservatoire du savoir produit par l’institution et l’un des lieux où s’élaborent, à travers de nouvelles recherches, les connaissances futures. Tout comme la salle de conférences, elle est pour l’historien, le philologue ou le juriste un des équivalents du laboratoire pour le chimiste ou le physiologiste. Leur développement est donc un des défis majeurs posés par la concurrence avec l’Allemagne et l’imitation de son modèle universitaire : désireux de frapper les esprits, Agénor Bardoux n’hésite pas à proclamer en 1878 à la tribune de la Chambre des députés que les bibliothèques universitaires françaises, avec leurs 400 000 volumes compteraient moins d’ouvrages que la seule bibliothèque de l’université de Göttingen[16] ! De fait, les bibliothèques seront toujours un élément essentiel des programmes architecturaux pour les constructions universitaires au cours de la période, tandis que, dans le même temps, la normalisation de leur fonctionnement et la professionnalisation de leurs équipes sont en marche. Des travaux de la commission centrale des bibliothèques académiques, mise en place dès 1878, sont en effet issus les textes des arrêtés du 23 août 1879 sur l’organisation des bibliothèques universitaires, leur service et leur personnel[17].

Une construction en deux temps, entre l’extension limitée et la reconfiguration générale

Une nouvelle bibliothèque pour la Faculté (1875-1878)

Aux premiers temps de la IIIe République, la Faculté de droit tient, pour l’essentiel, dans le local construit pour elle par Soufflot et destiné à l’origine à encadrer la perspective débouchant sur la nouvelle église Sainte-Geneviève[18]. En 1829, on a construit à l’arrière du bâtiment un nouvel amphithéâtre, mais, au commencement des années 1870, tout semble devenu gravement insuffisant[19]. C’est toutefois l’édification d’une bibliothèque qui paraît être la priorité la plus urgente. En effet, le local affecté à ce service apparaît nettement insuffisant : il semble qu’elle compte tout au plus une vingtaine de places[20]. Louis-Ernest Lheureux, architecte du 5e arrondissement, et, à ce titre, en charge des bâtiments de la Faculté, étudie plusieurs projets en 1875-1876. Dans tous les cas, il s’agit de loger la bibliothèque dans un espace assez étroit, d’environ 290 m2, compris entre le second amphithéâtre et les maisons donnant sur les rues Saint-Jacques ou Cujas. Si les procédés constructifs envisagés par l’architecte sont longuement discutés par le conseil d’architecture de la direction des travaux de Paris et son inspecteur général Gabriel Davioud, le parti d’ensemble proposé par Lheureux ne varie guère : la bibliothèque projetée se compose de deux salles. On y accède par une entrée indépendante, nichée entre la rue Cujas et l’hémicycle de l’amphithéâtre. Celle-ci débouche sur la première salle, parallèle à la rue, en forme de carré de dix mètres de côté complété par deux absides à trois pans. Sur cette première salle vient se greffer la seconde, également rectangulaire, longue de quinze mètres, mais orientée perpendiculairement à la rue. Elle se glisse entre l’arrondi de l’amphithéâtre et des constructions étrangères à la Faculté. Les deux salles communiquent entre elles par trois larges ouvertures. Cet agencement original s’est imposé à Lheureux afin d’exploiter au mieux l’étroite parcelle disponible, rendue plus malcommode encore par le voisinage de l’amphithéâtre.

Adopté en 1876 par le conseil d’architecture de la ville, le projet de Lheureux est mené à bien en deux ans, pour la somme de 180 000 francs. La bibliothèque dispose de 75 places assises, d’un équipement au gaz, de porte-chapeaux et de filets pour les vêtements[21]. Les étagères sont disposées le long des murs des deux salles, sur trois niveaux. Deux étages de coursives accessibles par des escaliers à vis implantés dans les angles de la première salle ou dans une tourelle placée à l’extrémité de la seconde, donnent accès aux niveaux supérieurs. L’ensemble est salué par la critique architecturale : Félix Narjoux l’intègre d’emblée à ses Monuments élevés par la ville et L’Encyclopédie d’architecture lui consacre un important article, accompagné de nombreuses planches[22]. Nonobstant ces beaux succès, les insuffisances de la bibliothèque apparaissent très vite : faute de place aucun magasin n’a pu être construit, la place disponible sur les étagères n’est pas extensible et c’est bientôt l’ensemble des besoins de la Faculté qui doit être pris en compte, ouvrant la voie à un agrandissement de locaux au profit de l’ensemble des services et non de la seule bibliothèque. Celui-ci est envisagé dès 1879[23].

Une nouvelle faculté, avec une bibliothèque (1880-1897)

Lheureux propose deux avant-projets. L’un, modeste, se résume à la construction d’un amphithéâtre supplémentaire. L’autre, avec comme périmètre pour la Faculté tout l’espace compris entre les rues Cujas, Soufflot, Saint-Jacques et la place du Panthéon, prend en compte l’ensemble des besoins de l’institution en salles de cours, de conférences et d’examens, ainsi qu’en bureaux et salles de réunions. Surtout, il prévoit la création d’un grand amphithéâtre, au cœur de la parcelle, et l’édification sur la rue Cujas d’une troisième salle de lecture. Cette disposition en faveur de la bibliothèque paraît toutefois insuffisante au doyen Beudant qui préconise, entre autres critiques adressées à Lheureux, l’établissement d’un magasin pour les livres[24]. L’affaire en reste là dans un premier temps, faute de crédits : L’État et la Ville de Paris débutent bientôt la reconstruction de la Sorbonne, tandis que se poursuit celle de la Faculté de médecine, également élevée à frais communs, et que l’État termine seul l’édification de la nouvelle École de pharmacie, cette dernière faisant partie des bâtiments civils. Il faut attendre 1887 pour que le projet reprenne et 1890 pour que la convention entre l’État et la Ville soit enfin signée[25], portant sur un budget de 4 millions de francs[26], dont 2,5 millions pour la construction[27] ; Lheureux est chargé du projet par arrêté du 7 mars 1891.

Entre 1887 et 1890, tout au long des quatre projets qu’il a mis au point et soumis tant à la Faculté qu’au conseil d’architecture de la Ville de Paris, Lheureux a eu à cœur de développer la place donnée au grand amphithéâtre qui doit s’élever au centre de l’édifice entre les salles de la bibliothèque et les extensions projetées. Sans doute pense-t-il tenir là sa « grande salle », un sujet sur lequel il a eu l’occasion de travailler, sans succès, lors du concours de la Sorbonne de 1882. Le Génie civil a reproduit, avec d’élogieux commentaires d’Anatole de Baudot, le disciple de Viollet-le-Duc, le plan et la coupe de cette interprétation offerte par Lheureux du « grand amphithéâtre » figurant au programme du concours[28]. De plan carré, dotée d’un vaste éclairage zénithal, mêlant brique et métal, elle n’est pas sans rappeler les projets successifs de Lheureux pour la Faculté de droit, quelques années plus tard. On évoque pour cette salle une capacité d’accueil de 3 000 places[29].

C’est pourtant la bibliothèque qui va prendre la place du grand amphithéâtre. En 1891, la Faculté insiste sur les besoins pressants de cet équipement. Paul Viollet fait valoir l’importance des acquisitions annuelles (environ mille ouvrages) et le grand manque de magasins dont elle souffre[30]. Lheureux se voit contraint par le ministre à un changement de plan d’importance : un magasin de livres inspiré de celui de la Bibliothèque nationale[31] prend la place sur la rue Cujas de la troisième salle de lecture initialement prévue, celle-ci se substitue au centre de l’édifice au grand amphithéâtre[32], lui-même remplacé par deux salles plus petites, édifiées dans l’aile longeant la rue Soufflot. L’assemblée des professeurs de la Faculté s’estime bientôt très satisfaite de ce jeu de chaises musicales : « La bibliothèque est la partie la mieux comprise et la plus monumentale du projet qui quadruple l’étendue de la bibliothèque actuelle et offrira tout le confort que l’on peut désirer. On y accède par le grand vestibule qui s’ouvre par trois portes sur la rue Saint-Jacques. En bordure de la rue Cujas un vaste espace est affecté à un dépôt de livres qui occupera un bâtiment de deux étages. Une salle de travail spacieuse et claire est réservée aux professeurs sur l’emplacement de la pièce de passage par où l’on pénètre aujourd’hui dans la bibliothèque, la porte sur la rue Cujas disparaît.[33] » Les travaux se déroulent de 1893 à 1897, les décors sont achevés à la fin du siècle. Avec ses quatre salles de lecture (si l’on compte celle réservée aux professeurs), la bibliothèque a fière allure. Dix ans plus tard, toutefois, Paul Viollet montre qu’elle n’est déjà plus à même de soutenir dans de bonnes conditions l’accroissement des collections, qui est désormais de 4 000 volumes par an[34], le nombre des thèses ayant quant à lui été multiplié par quatre en vingt ans[35].

[16] Agénor Bardoux, discours à la Chambre des députés le 22 novembre 1878, cité dans Alban Daumas, « Des bibliothèques de facultés aux bibliothèques universitaires », dans Histoire des bibliothèques françaises, t. 3 : Les Bibliothèques de la Révolution et du xixe siècle (1789-1914), Paris, Promodis – Éditions du cercle de la librairie, 1991, 671 p., p. 422.

[17] Alban Daumas, op. cit., p. 423.

[18] Sur la Faculté de droit élevée par Soufflot, voir, en dernier lieu : Jean-Marie Pérouse de Montclos, Jacques-Germain Soufflot, Paris, Monum – Éditions du patrimoine, 2004, 142 p., p. 126-127.

[19] Archives de la Ville de Paris, VM 63 1, rapport sur les améliorations nécessaires pour la Faculté de droit, note remise à l’inspecteur d’académie, 25 novembre 1879. Sont reprises dans cette note des demandes formulées dans un précédent rapport daté de 1873 mais non conservé.

[20] Annette Grousseaud, « Bibliothèque Cujas », dans Myriam Bacha et Christian Hottin (dir.), Les Bibliothèques parisiennes : architecture et décors, Paris, Délégation à l’action artistique de la Ville de Paris, 2002, 272 p., p. 151-152, p. 152.

[21] Félix Narjoux, Paris. Monuments élevés par la ville (1850-1880), Paris, A. Morel et Cie éditeurs, 1883, volume 2, p. 26-27 et pl. I à IV.

[22] Louis Calinaud, « Bibliothèque de droit », dans Encyclopédie d’architecture, 1881, 2e série, t. 10, p. 91 et pl. 728, 737 et 764.

[23] Archives de la Ville de Paris, VM 63 1, rapport sur les améliorations nécessaires pour la Faculté de droit, note remise à l’inspecteur d’académie, 25 novembre 1879.

[24] Archives de la Ville de Paris, VM 63 1, lettre du doyen Beudant au préfet de la Seine, datée du 14 février 1880.

[25] Archives de la Ville de Paris, VM 63 1, convention avec plans annexés du 31 décembre 1890.

[26] « École de droit », dans La Construction moderne, 31 octobre 1892, p. 48.

[27] Comme pour la plupart des projets parisiens de cette époque, les sommes considérables incluent le montant très élevé des expropriations.

[28] Anatole de Baudot, op. cit.

[29] C’est presque la capacité du grand amphithéâtre de la Sorbonne. « Travaux à la nouvelle Faculté de droit », dans La Construction moderne, 6 mars 1892, p. 264. L’article fait référence à un article du Temps qui déplore la suppression de cet amphithéâtre dans la dernière version du projet.

[30] Observations de la Faculté de droit et du bibliothécaire communiquées au recteur, 7 janvier 1891. Citées par Laure Chabanne, op. cit., p. 105-109, p. 107.

[31] La comparaison est explicite dans la presse architecturale, bien que les surfaces concernées soient nettement plus réduites : « Agrandissement de la Faculté de droit », La Construction moderne, 26 août 1893, p. 564.

[32] Lettre du ministre de l’Instruction publique au vice-recteur, 7 mars 1891, citée dans : Laure Chabanne, op. cit., p. 105-109, p. 107.

[33] Extrait du procès-verbal d’assemblée des professeurs de la Faculté de droit du 17 janvier 1893, cité par Anne Richard-Bazire, op. cit., p. 58-69, p. 61.

[34] Lettre de Paul Viollet au doyen de la Faculté de droit, 23 mai 1912, citée par Anne Richard-Bazire, op. cit., p. 58-69, p. 61.

[35] Dès avant 1914 on envisage de créer des dépôts de l’autre côté de la rue Cujas. En 1932 on aménage le sous-sol situé sous le magasin de livres : d’une hauteur de 4,40 mètres et doté de deux étages de casiers métalliques, il donne à la bibliothèque 1 200 mètres linéaires de rayonnages supplémentaires, accroissement notoirement insuffisant.