Les manuels d’histoire du droit de Paul Viollet


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Dans sa leçon d’ouverture de novembre 1919, Roger Grand, successeur de Paul Viollet à la chaire d’histoire du droit de l’École des chartes, souligne d’ailleurs la spécificité méthodologique des ouvrages de son maître, en distinguant le but des enseignements d’histoire du droit des facultés, de celui de l’École : « l’un étudie le droit ancien de la France comme simple préparation, introduction, au droit actuel, son véritable objet : il cherche comment se sont lentement formées les idées et les formes juridiques modernes ; il montre ce que le Code civil a emprunté au droit coutumier, de même que le cours de droit romain y vise surtout à faire comprendre la part des doctrines romaines dans la préparation et l’élaboration des usages établis ou réglés par ce Code ; l’autre vise à vous apprendre le sens des institutions privées de l’ancienne France, à vous en exprimer la genèse et l’évolution, à vous permettre de comprendre les anciens textes dans leur esprit et dans leurs expressions. L’on s’attachera plus au développement historique, c’est-à-dire à la succession des phénomènes juridiques dans le temps qu’au développement doctrinal, c’est-à-dire à l’enchaînement logique des théories »[9].

Devenu titulaire de la chaire d’histoire du droit à l’École des chartes en 1890, Paul Viollet était aussi en charge du cours de première année d’histoire des institutions, pour lequel il publie, l’année de sa titularisation, le premier tome de son Histoire des institutions politiques et administratives de la France (le tome 2 paraîtra en 1898, le tome 3 en 1903) ; si cette histoire se limite en réalité à celle d’un long Moyen Page de titre de l'<em>Histoire des institutions politiques et administratives de la France</em> de Paul ViolletÂge, Viollet semblait manifestement désireux de la compléter par une histoire des institutions des temps modernes[10]. Le projet ne sera pas réalisé, mais la parution de cet ouvrage d’histoire du droit public a entraîné un changement du titre du Précis d’histoire du droit, qui devient une Histoire du droit civil dans sa deuxième édition de 1893, afin que les deux ouvrages se répondent. Or seul cet ouvrage sera réédité une troisième fois en 1905, alors que les trois volumes de l’Histoire des institutions politiques ne devaient jamais l’être. L’explication tient autant aux destinataires des manuels de Viollet, qu’à un arbitrage de son éditeur. En effet, compte tenu de l’ampleur du public de première année de l’École de droit de Paris, le Cours élémentaire d’Esmein publié aussi chez Larose se vend certainement mieux que celui de Viollet (le Cours élémentaire est réédité onze fois entre 1892 et 1912). Sur le marché de l’histoire des institutions, Esmein écrase la concurrence, justifiant que leur éditeur commun se concentre sur lui, alors qu’il réédite l’Histoire du droit privé de Viollet, qui est sans vrai concurrence jusqu’à la publication du Manuel d’histoire du droit privé de Brissaud en 1908 chez Fontemoing.

Ceci étant, attention à ne pas outrer une concurrence qui reste purement éditoriale ; tous les auteurs se citent, et Paul Viollet ne manque pas de payer son écot à l’institution à laquelle sa bibliothèque est attachée (il salue les « savants jurisconsultes qui m’entourent aujourd’hui à l’École de droit de Paris, eux aussi mes maîtres d’autrefois »[11]) ; Adhémar Esmein et Henri Monnier (agrégé à Caen puis professeur de droit romain à Bordeaux) sont crédités pour leur relecture de la première édition du manuel de droit privé, et Charles Lyon-Caen l’est dans celle de 1893, pour sa contribution au suivi législatif qui permet à l’Histoire du droit civil d’opérer des prolongements jusqu’au droit contemporain. Dans la préface de cette même édition, Paul Viollet vante d’ailleurs les évolutions générales de la science du droit comme le résultat du travail collectif de la communauté des chercheurs, auquel son ouvrage n’est qu’une contribution : « Je condense les résultats auxquels je suis arrivé directement par mes investigations personnelles et ceux que me fournissent les travaux des érudits. L’histoire est devenue une œuvre collective à laquelle collaborent une foule de travailleurs de toute langue et de toute nation, personnellement inconnus les uns des autres, mais qui de loin s’entr’aident, apportant chacun leur pierre à l’édifice commun. »[12] À cet égard, l’apport de Paul Viollet réside certainement dans l’immense travail bibliographique qui a nourri ses manuels et auquel il renvoie ses lecteurs dans de très nombreuses notes de bas de page ; un tel travail de documentation est à vrai dire assez exceptionnel dans ce genre de littérature pédagogique – en précisant une fois de plus que si les ouvrages de Viollet se démarquent de ceux des professeurs de droit contemporains, c’est du fait de la spécificité des lecteurs auxquels ses manuels sont d’abord destinés : pour leurs études, les étudiants de l’École de chartes sont en effet avides de ces références et autres renvois aux sources. Dans la préface de l’Histoire des institutions, Viollet explique d’ailleurs s’être astreint à cette mise à disposition de ses lectures pour ses lecteurs-étudiants, afin de faciliter leurs propres recherches[13] ; ce qui nous ramène alors au fait que la bibliothèque de l’École de droit aurait pu être le lieu probable de composition des manuels de Paul Viollet, puisque c’est pour cette institution qu’il avait développé le fameux système des fiches bibliographiques[14].

Il n’y a pas de registre d’emprunt au nom de Paul Viollet, puisqu’il n’était pas professeur à la Faculté, mais les registres d’entrées sur lesquels tous les ouvrages de la bibliothèque étaient enregistrés indiquent en revanche que certaines séries d’ouvrages auraient parfaitement pu être achetées pour Paul Viollet lui-même ; on songe en particulier à deux séries d’ouvrages et de documents sur les coutumes et usages locaux, inscrites dans le registre III conservé aux fonds patrimoniaux de la bibliothèque Cujas (49 titres inscrits entre mars et mai 1903 et 106 en 1909). Il se trouve en effet qu’en 1898, dans la deuxième édition de son Histoire du droit civil, Viollet avait insisté sur la nécessité d’élaborer une bibliographie générale des statuts et des coutumes, indispensable pour les chercheurs[15] ; en 1900, il avait consacré un article des Mémoires de l’Académie aux « Communes françaises au Moyen Âge »[16], dont le plan et le texte principal seront ensuite repris in extenso dans le tome 3 de son manuel d’Histoire des institutions publié en 1903. Cette reprise montre bien comment le travail scientifique nourrit la rédaction du manuel, mais encore faut-il préciser que dans celui-ci, les notes de bas de page sont étoffées en références bibliographiques et reformulées dans un style plus personnel, qui suggère que le dialogue entamé avec les étudiants pendant le cours, se prolonge en quelque sorte dans le manuel, avec le souci constant du maître d’orienter ses élèves pour les inciter à prolonger ses propres recherches.

On signalera pour finir que le style assez direct employé par Paul Viollet dans ses manuels en fait l’autre spécificité ; dans ses notes et dans le corps principal du texte, il n’hésite pas en effet à faire état de ses hésitations et de ses doutes sur l’interprétation ou la traduction de certaines sources ou sur l’évolution de certaines institutions. Sans doute faut-il y voir une nouvelle illustration de ce que le manuel est vraiment conçu par son auteur comme un prolongement de son cours magistral, ces interpellations conférant aux manuels de Viollet un caractère sans doute plus engagé que celui de ses contemporains. Paul Fournier et Roger Grand remarquaient d’ailleurs que ses livres étaient « fortement emprunts de sa personnalité et comme marqué de son sceau »[17]. De fait, Paul Viollet était un homme de convictions, que Chatelain définissait même comme un combattant résolu : « pour défendre ce qu’il croyait être la vérité, il ne connaissait pas d’obstacles et il serait allé jusqu’à briser sa carrière »[18]. Or si ce catholique libéral a en effet prolongé son engagement dreyfusard dans une dénonciation sévère des conséquences de la colonisation[19], il nous semble qu’il n’hésite pas non plus à diffuser ses valeurs dans ses manuels. À l’image de l’engagement de certains professeurs de droit constitutionnel au soutien de la République naissante (on songe en particulier à Adhémar Esmein), on a ici la preuve que pour Paul Viollet, la rédaction d’un manuel est mue autant par des impératifs idéologiques que pédagogiques, qui contribuaient à en faire non seulement le vecteur d’une diffusion de savoirs, mais aussi de la transmission d’un certain nombre de valeurs.

Anne-Sophie CHAMBOST
professeure d’histoire du droit (université Jean Monnet Saint-Etienne)

Registres de prêt individuels de la bibliothèque de la Faculté de droit de Paris

[9] Roger Grand, L’Histoire du droit français. Ses règles, sa méthode, son utilité. Leçon d’ouverture du cours d’histoire du droit professé à l’École des chartes (3 novembre 1919), Recueil Sirey, 1920, p. 18 ; plus loin, il ajoute : « il est bon de se mettre en garde contre un abus de l’esprit trop fréquent chez les historiens du droit. Rencontrant fort souvent des textes analogues concernant des civilisations d’époques différentes, certains ne résistent pas à la tentation de conclure que les plus récentes dérivent directement des plus anciennes » (p. 20).

[10] Paul Viollet, Droit public. Histoire des institutions politiques et administratives de la France, Librairie de la société du recueil général des lois et des arrêts, 1903, t. 3, p. 524 (note). Henri-François Delaborde évoque l’existence d’un nouveau volume de l’Histoire des institutions, montré à l’un de ses proches par Viollet, la veille de sa mort. Henri-François Delaborde, « Notice sur la vie et les travaux de Paul Viollet », dans Bibliothèque de l’École des chartes, 1918, t. 79, p. 147-175 (p. 171).

[11] Paul Viollet, Histoire du droit civil, op. cit., p. X.

[12] Ibid., p. VI.

[13] Paul Viollet, Histoire des institutions politiques et administratives de la France, 1890, t. 1, p. VII : « j’ai pensé aux travailleurs, en n’épargnant pas les notes et les références et en donnant, à la fin de chaque chapitre, des indications bibliographiques qui permettront de pousser plus loin les investigations personnelles et aideront à faire mieux que moi avec moins de peine ». Roger Grand invite ses élèves chartistes à consulter les manuels de Paul Viollet, en insistant sur le travail de documentation exemplaire, « l’abondance des références bibliographiques données par l’auteur, soucieux d’éviter aux autres les immenses recherches qu’il s’était imposées lui-même » ; Roger Grand, L’Histoire du droit français…, op. cit., p. 7

[14] Henri-François Delaborde, « Notice… », op. cit., p. 158 : « Si ceux qui se livrent aux études juridiques trouvent aujourd’hui à la bibliothèque de la Faculté de droit, plus de 100 000 volumes judicieusement choisis, si leurs recherches y sont simplifiées par la libre disposition d’un catalogue sur fiches, où titres de matières et noms d’auteurs sont rangés ensemble dans un même ordre alphabétique, et d’un catalogue spécial du contenu des périodiques, si manifestement utile que des établissements étrangers n’ont cru pouvoir mieux faire que d’en demander copie pour leur usage, si la manutention y est réduite au minimum, c’est à l’étendue des connaissances, à l’intelligente méthode, à l’inlassable activité, à la rare abnégation du savant qui, pendant trente-huit ans, de 1876 jusqu’à sa mort, a sacrifié le meilleur de son temps pour épargner aux générations qui le suivaient les difficultés que le dénuement des bibliothèques spéciales avait opposées à ses premiers travaux. »

[15] Paul Viollet, Histoire du droit civil français, op. cit., p. 148.

[16] Paul Viollet, « Les communes françaises au Moyen Âge », dans Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, t. XXXVI, p. 345-503 (réédition Slatkine, 1977).

[17] Paul Fournier, « Paul Viollet », op. cit., p. 820. Roger Grand, L’Histoire du droit français… op. cit., p. 9 : « De temps en temps, d’un mot, d’une phrase, ses livres, d’une allure générale volontairement simple, qui correspond à leur but didactique, ses livres jettent un éclair, vite réprimé, pas assez vite pour qu’un coin de sa belle et bonne nature ne soit révélé et qu’un pan du ciel juridique n’en ait été furtivement, mais profondément, illuminé. »

[18] Émile Chatelain, « Discours nécrologique », Bibliothèque de l’École des chartes, 1914, t. 75, p. 5.

[19] Sur ce point, voir Jean-Marie Mayeur, « Paul Viollet : pour “les libertés” », dans Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 1993, n° 11, p. 39-44 ; Frédéric Audren, « Paul Viollet », dans Patrick Arabeyre, Jean-Louis Halpérin, Jacques Krynen (dir.), Dictionnaire historique des juristes français, xiiexxe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2007, p. 774-775 ; Anne-Sophie Chambost, « Paul Viollet », dans Florence Renucci. (dir.), Dictionnaire des juristes ultramarins (xviiiexxe), Paris, CNRS Editions, (à paraître 2015).