Une circulaire de Jules Ferry du 1er octobre 1880 définit la bibliothèque universitaire comme le lieu de travail où se prolonge l’enseignement dispensé à la faculté ; l’étudiant doit prendre l’habitude d’y consulter les livres et les collections, et le maître y disposer d’un « cabinet qui lui soit propre, où il puisse résider avec plaisir et s’occuper de ses recherches sans cesser d’être à la disposition des élèves ». À l’École de droit de Paris, les professeurs jouissent d’une salle et d’une bibliothèque propres, mais la bibliothèque, réorganisée en 1878 sous l’égide de son conservateur Paul Viollet, devient aussi le lieu d’élaboration de leurs travaux (comme en attestent les registres d’emprunt d’un certain nombre de professeurs conservés dans les fonds patrimoniaux de la bibliothèque Cujas). Il faut dire que si les règlements des bibliothèques parisiennes interdisaient le prêt à domicile aux étudiants, ils l’autorisaient aux professeurs, lesquels avaient contracté depuis le début du siècle la mauvaise habitude de garder les livres longtemps par-devers eux – quand les bibliothèques étiques n’étaient pratiquement ouvertes qu’à eux ! Aussi l’entreprise de rénovation des bibliothèques universitaires engagée par la IIIe République passait-elle par le retour des livres empruntés par les professeurs – d’où ce rappel à l’ordre adressé par Jules Ferry au recteur : « J’ai été informé de la difficulté éprouvée par les bibliothécaires pour récupérer les ouvrages empruntés. Ces abus doivent cesser. Vos bibliothèques sont vouées à l’usage de l’université entière, pas de quelques professeurs seulement. Si vous êtes contraint de prendre des mesures strictes, même les personnes touchées devront admettre que vous agissez dans l’intérêt du public. »[1]
Afin de faciliter les recherches des lecteurs de la bibliothèque, des catalogues des imprimés doivent être tenus ; mais Paul Viollet et ses assistants rédigent aussi de très précieuses fiches de lectures, que Paul Fournier décrit comme un véritable trésor : « textes et informations étaient consignés dans d’innombrables fiches, classées méthodiquement dans des boîtes qui garnissaient les murs de son cabinet »[2]. Ces fiches ont apparemment disparu, contrairement aux fiches de notes que Paul Viollet rédigeait pour lui-même, classées dans des boîtes qui ont été versées aux Archives nationales en même temps qu’un ensemble de ses manuscrits (illustration)[3] ; n’adoptant pas la forme bibliothéconomique avec mention de cote de classement, ces fiches étaient apparemment la propriété du bibliothécaire et non celle de la bibliothèque dans laquelle il était en poste[4]. Car si Paul Viollet mettait cet important travail de recension sur fiches à la disposition des lecteurs, il s’en servait surtout pour l’élaboration de ses propres manuels d’histoire du droit, rédigés en tant que professeur à l’École des chartes (manuels qui figurent d’ailleurs parmi les usuels de la bibliothèque de l’École de droit).
En 1869, l’École des chartes avait modernisé le programme des études, pour y intégrer les sciences auxiliaires de l’histoire, alors en plein développement[5] ; avaient ainsi été institués, en deuxième année le cours d’histoire des institutions politiques, administratives et judiciaires de la France, et en troisième année le cours d’histoire du droit civil et du droit canonique du Moyen Âge. Adolphe Tardif, ancien professeur de Paul Viollet le précède à la chaire d’histoire du droit de l’École, où il assure les deux cours ; mais Viollet (sorti major de l’École en 1862) le suppléé en 1881 et en 1882, et c’est sans doute à cette occasion que germe l’idée d’un manuel d’histoire du droit civil – dont le premier fascicule paraît sous le titre de Précis d’histoire du droit en 1883 et le second en 1885, chez la maison Larose et Forcel (cet éditeur était spécialisé dans la publication de manuels de droit, et sa situation quasi monopolistique sur les acquisitions de la bibliothèque de l’École de droit explique peut-être le choix du bibliothécaire d’y publier ses ouvrages).
Arrivé relativement tard à l’enseignement, Paul Viollet compensait apparemment par l’extrême rigueur du contenu de ses cours, de faibles talents oratoires et une myopie qui l’empêchait de saisir les réactions de ses étudiants ! L’exemplaire du Manuel d’histoire du droit civil scanné sur le site http://gallica.bnf.fr/ à partir de la réédition de 1893 (illustration) contient des notes manuscrites qui indiquent que le professeur articulait manifestement son cours sur son ouvrage ; elles révèlent en effet dans quel ordre les chapitres furent abordés pendant le cours de l’année 1894 (1er avril l’adoption et l’affiliation, 18 avril la bâtardise et la légitimation, 29 avril la majorité), confirmant que le manuel n’était considéré par le professeur que comme un prolongement de son cours, sur lequel ses étudiants pouvaient le suivre et le compléter.
Dans la préface de cet ouvrage, Paul Viollet revendique un double objectif pédagogique : l’initiation des « commençants » et le soutien de ceux qui sont plus avancés dans leurs études. Mais l’auteur précise aussi les limites scientifiques de ce qui reste « un manuel », dans lequel la vocation pédagogique l’emporte donc sur l’érudition : « j’ai éliminé, autant que possible, les hypothèses, les conjectures, les investigations compliquées, et n’ai pas cessé un moment de parler à des commençants »[6]. Semblable mise en garde, que l’on relève dans la plupart des manuels de l’époque, témoigne d’une forme de réticence des milieux scientifiques vis-à-vis de la production pédagogique, les auteurs de manuels semblant redouter de leurs pairs une forme de procès en simplification, eux dont les autres travaux œuvrent par ailleurs au développement de la science de l’histoire du droit.
On précisera enfin que le public visé est bien avant tout celui de l’École des chartes et non pas celui des facultés de droit ; on en veut pour preuve la forme même de l’ouvrage, qui se distingue des productions contemporaines d’autres historiens du droit par ses innombrables notes de bas de page, dans lesquelles Viollet expose de manière systématique toutes les sources manuscrites sur lesquelles il fonde ses analyses ; on y relève aussi le très grand soin mis par l’auteur à la présentation des sources de l’histoire du droit – justifiant sans doute la rapidité avec laquelle Adhémar Esmein aborde la question dans son propre Cours élémentaire d’histoire du droit, en renvoyant ses lecteurs à l’ouvrage de Viollet[7] ! Mais encore faut-il donc se rappeler que si l’ouvrage de Paul Viollet apparaît plus précis que ceux des autres historiens du droit[8], cela tient certainement au fait que les historiens de la Faculté de droit visent un public de première année, alors que le manuel de Viollet n’est pas destiné qu’à des juristes (ils étaient nombreux à suivre les cours de l’École des chartes) mais à des chartistes de troisième année – ce niveau des études justifiant l’ampleur du manuel.
[1] John Camp, « Bibliothèques et universités en France. 1791-1881 », dans Bulletin des bibliothèques de France, Paris, 1983, 28e année, n°2, p. 164-165.
[2] Paul Fournier, « Paul Viollet », dans Nouvelle Revue historique de droit français et étranger, 1914, 38e année, p. 820.
[3] Archives nationales, AB/XIX/3201-3255.
[4] Madame Alexandra Gottely, responsable de la valorisation et de la conservation des collections patrimoniales de la bibliothèque Cujas, s’est rendue aux Archives nationales pour consulter ces fiches et m’éclairer sur leur origine probable. Qu’elle en soit ici sincèrement remerciée.
[5] Bruno Delmas, « Les débuts de la formation des bibliothécaires », dans Dominique Varry (dir.), Histoire des bibliothèques françaises. Les bibliothèques de la Révolution et du xixe siècle, Promodis – Éditions du Cercle de la librairie, 2009, p. 140.
[6] Paul Viollet, Précis de l’histoire du droit civil, Larose, 1893, p. VII.
[7] Adhémar Esmein, Cours élémentaire d’histoire du droit français, 1892, librairie du recueil général des lois et des arrêts et du journal du palais – successeur de Larose et Forcel, 4e partie, p. 672, note 1.
[8] Ce que confirme Esmein quand il annonce dans la préface de son Cours élémentaire (p. VII, 1re éd.) ne pas traiter des institutions de la Gaule indépendante ou de la Gaule romaine des trois premiers siècles de l’ère chrétienne, parce qu’elles lui semblent relever de l’érudition pure pour les premières, et de l’histoire du droit romain pour les secondes. Paul Viollet y consacre au contraire de longs chapitres dans ses manuels de droit privé et de droit public.