Publié sous l’égide du Comité Catholique pour la Défense du Droit, association que Paul Viollet a créée et qu’il préside, ce petit livre in-octavo de 115 pages dont il est l’auteur possède une apparence inoffensive : il est broché et doté d’une couverture en papier vert très commune. Son titre est très austère : L’Infaillibilité du pape et le Syllabus. Étude historique et théologique. Pourtant, après une étude minutieuse faite par le père Pierre Bouvier s.j., cet ouvrage fut mis à l’Index librorum au mois de mars 1906. En quoi la teneur de cet ouvrage justifiait-elle cette sentence dure ?
Le fait
L’édition de 1904
Le plan de cette étude est rudimentaire : après avoir analysé le long processus historique menant à la proclamation de l’infaillibilité comme dogme, Paul Viollet tente de démontrer que le Syllabus ne peut pas être inclus dans le ressort de l’infaillibilité.
L’élaboration lente et progressive du nouveau dogme est décrite avec une grande précision. L’infaillibilité est inscrite dans la tradition de l’histoire pontificale mais Viollet accrédite encore les thèses avancées par ses adversaires libéraux qui invoquent le précédent d’Honorius (625-638). Ce pape a malencontreusement favorisé l’hérésie monothéliste et il fut excommunié lors du 6e concile. Mgr Karl Joseph Hefele (1809-1893), historien des conciles et évêque de Rottenburg, et l’abbé Alphonse Gratry (1805-1872), prêtre de l’Oratoire de sensibilité libérale et académicien, avaient excipé de ce fâcheux précédent pour refuser le dogme de l’infaillibilité[1], provoquant en 1870 une multitude d’écrits de réfutation de leur thèse [2]. Paul Viollet connaît les travaux de cet évêque pour avoir fait une longue recension de son Histoire des conciles dans la Revue Historique et il renvoie à eux dans son analyse[3].
C’est la deuxième partie de la démonstration qui peut aussi soulever les récriminations des théologiens sourcilleux. Contre vents et marées, Paul Viollet soutient la thèse selon laquelle le Syllabus serait un texte rédigé à la hâte par un monsignore inconnu et publié en même temps que l’encyclique Quanta Cura sans qu’il existât un lien naturel entre les deux textes. « Ce Syllabus, cette liste non composée par le pape, non promulguée solennellement, n’a point été signée par le Souverain pontife. Bien loin d’y voir un acte du magistère infaillible du pape, on ose à peine dire que ce soit un acte du pape. »[4] Cette thèse est la sienne depuis fort longtemps ; elle est celle qu’il enseigne à ses étudiants : « Ce document [le Syllabus] a été envoyé aux évêques en même temps que l’encyclique Quanta Cura du 8 décembre 1864 […]. Elle [la proposition 32] est au nombre des propositions du Syllabus qui peuvent être signalées pour établir que le rédacteur anonyme de ce document a exécuté très librement le travail dont il était chargé… »[5] À la date de rédaction de ce livret, il y avait longtemps que cette reconstitution du passé n’était plus admise, même dans les milieux catholiques libéraux. Anatole Leroy-Beaulieu, dès 1885, affirme que le Syllabus est tout le contraire d’un texte bâclé de circonstance, qu’il a été longuement mûri entre 1852 et 1864 et qu’il n’est en rien une réponse aux principes du catholicisme libéral exposés à Malines en 1863 et 1864. Ceux-ci ont pu hâter sa publication, ils ne l’ont pas provoquée[6].
La critique de Pierre Bouvier
La controverse est ouverte par un jésuite, Pierre Bouvier (1848-1925). En collaboration avec l’abbé Letourneau, de la Compagnie de Saint-Sulpice, il avait établi les treize propositions, extraites des travaux d’exégèse d’Alfred Loisy, qui servirent à la rédaction du décret Lamentabili condamnant les travaux du bibliste[7]. Ce jésuite étudiait avec une attention soutenue les milieux qualifiés de « modernistes » et l’opuscule de Paul Viollet ne pouvait pas échapper à sa critique. Il la publia dans la revue mensuelle de la Compagnie en janvier 1905[8].
La critique du jésuite s’articule autour des deux parties de la démonstration de Paul Viollet. Il démontre que l’infaillibilité n’est pas circonscrite aux seules définitions dogmatiques car l’infaillibilité pontificale possède la même limite que l’infaillibilité de l’Église universelle. En conséquence, elle porte tout autant sur les canonisations que sur l’enseignement magistériel par le truchement des encycliques[9]. En quelques mots, il récuse l’argument de l’errance du pape Honorius en défendant la thèse que le 6e concile œcuménique a condamné le conseil imprudent de ce souverain pontife et non sa doctrine. Puis, ayant démonté la thèse de Viollet sur le Syllabus comme œuvre mal exécutée, le jésuite attaque le professeur de droit sur ses interprétations erronées de la proposition 61 du catalogue portant sur la valeur des injustices de fait, de la proposition 67 portant sur l’indissolubilité du mariage et sur la proposition 80 sur la réconciliation avec le monde moderne. En effet, Viollet enlevait toute portée universelle à la proposition 61 en l’enfermant, selon la méthode de l’abbé Brugerette, aux circonstances de sa rédaction : l’invasion en 1861 de certains territoires pontificaux par le roi de Piémont-Sardaigne. À propos de l’indissolubilité du mariage, la proposition 67 laissait entendre que la répudiation des épouses, autorisée dans l’Ancien Testament, aurait été contraire au droit naturel. Or tel n’était pas le cas. Viollet laissait sous-entendre par déduction que la loi Naquet de 1891 autorisant le divorce ne violait donc pas le droit naturel[10].
[1] Mgr Carl-Joseph Hefele, Causa Honori papae, Neapoli, typis fratrum de Angelis, 1870, 28 p. Mgr Carl-Joseph Hefele, Encore un mot sur le pape Honorius, Paris, Imprimerie de C. Schiller, 1870, 8 p. Alphonse Gratry, Mgr l’évêque d’Orléans et Mgr l’archevêque de Malines. Première lettre à Mgr Deschamps, Paris, Douniol, 1870, 80 p. Deuxième lettre, 86 p. Troisième lettre, 78 p.
[2] Huit livres, opuscules ou tracts ont été rédigés pendant la guerre même pour réfuter les positions de Mgr Hefele et du père Gratry.
[3] Paul Viollet, L’Infaillibilité du pape et le Syllabus. Étude historique et théologique, Besançon, Jacquier, libraire-éditeur ; Paris, P. Lethielleux, libraire-éditeur, p. 26.
[4] Paul Viollet, L’Infaillibilité…, op. cit. p. 85.
[5] Paul Viollet, Histoire du droit civil français accompagnée de notions de droit canonique et d’indications bibliographiques, Paris, Librairie de la Société du Recueil Général des Lois et des Arrêts, L. Larose et L. Tenin directeurs, 1905, p. 305 note 2. [Première édition 1883]
[6] Anatole Leroy-Beaulieu, Les Catholiques libéraux : L’Église et le libéralisme de 1830 à nos jours, Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, Imprimeurs-Éditeurs, 1885, p. 190-195.
[7] Émile Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste Tournai, Casterman, 1979, p. 104, 109-111. Jean-Marie Mayeur et Yves-Marie Hilaire (dir.), Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine : les Jésuites, Paris, Beauchesne, 1985, p. 53-54.
[8] Abbé Bouvier, « Infaillibilité du pape et le Syllabus », in Études n° 20, janvier 1905, p. 250 et sq.
[9] Abbé Bouvier, « Infaillibilité du pape… », op. cit. p. 251-252.
[10] Paul Viollet, L’Infaillibilité du pape et le Syllabus…, op. cit. p. 92, 98-99.