Que reste-t-il de Paul Viollet, ce « grand savant » qui a « fouillé si profondément aux ruines du vieux droit français »[1] ? Trop peu, bien que l’historiographie des juristes en République se soit récemment approfondie, amplifiée, accélérée et renouvelée. Pourtant, le déroulé des cheminements de l’historien du droit civil et du droit canonique à l’École des chartes et à la Ligue des Droits de l’homme (LDH), bien qu’éphémère, est porteuse de sens, également si l’on songe au Comité de protection et de défense des indigènes (CPDI) et au Comité catholique pour la défense du droit (CCDD). En effet, le parcours de Paul Viollet pour l’égalité et les libertés dit beaucoup quant aux Droits de l’homme et du citoyen en France.
Paul Viollet fut un dreyfusard notable et plus encore un dreyfusiste. Ce catholique, en position dominante dans la sphère académique au moment de l’Affaire, n’hésite pas, à rebours de nombre de ses collègues et/ou de ses coreligionnaires, à rompre avec les silencieux et à s’engager contre les haineux. À sa mort, le président de l’Académie des inscriptions et belles-lettres parle d’un « combattant résolu » qui, « pour défendre ce qu’il croyait être la vérité », en raison de « sa passion pour le droit, pour la justice, pour l’égalité de tous les hommes, noirs ou blancs », « serait allé jusqu’à briser sa carrière »[2]. Effectivement, il participe en 1898 à la fondation de la LDH, lance, l’année suivante, le CCDD et, la même année, prend la présidence du CPDI créé six ans plus tôt. Reste à s’interroger sur ses valeurs et principes, sur ses sociabilités et réseaux, sur l’action même de cet intellectuel atypique.
Un catholique moderne
Relevant de la nébuleuse, réduite mais active des catholiques dreyfusards, Paul Viollet contribue à la modernisation de la démocratie chrétienne à la française. En effet, du premier procès contre le capitaine en 1894 jusqu’à l’arrêt de cassation en 1906 en passant par les lois de 1901 et de 1905 comme par le gouvernement de Défense républicaine, Paul Viollet incarne les lendemains de Rerum novarum, c’est-à-dire un catholicisme affirmé et ouvert.
Est-ce dû à un héritage familial ? Du côté de ses grands-parents maternels « plus ou moins influencés par les encyclopédistes », dont certains furent sans doute membres de la franc-maçonnerie. Parcours personnel aussi, Paul Viollet se ralliant à la République « plus de vingt ans avant que le pape Léon XIII n’invitât les catholiques de France à accepter le gouvernement que les Français s’étaient librement choisi », avec des « idées libérales [qui] le préparaient à cette évolution »[3].
Quoi qu’il en soit, parmi ces dreyfusards, il fut « le plus ardent, le plus convaincu, le plus méritant »[4]. Du courage, il en fallut à Paul Viollet pour s’attacher « à désolidariser le monde catholique de la cause anti-dreyfusarde » par des interventions dans la presse, des démarches auprès de responsables ecclésiastiques, et donc pour revendiquer le libéralisme d’un catholique éclairé[5]. Puisant à la source des Lacordaire, Montalembert, Lamennais, Dupanloup et Maumus, le juriste veut l’égalité des êtres, le respect de tous les citoyens, le rejet de l’arbitraire, considérant que le pluralisme religieux est garanti par le Concordat et s’inscrit dans « l’esprit nouveau » ; d’où d’ailleurs son soutien à la séparation des Églises et de l’État. Sans doute souffre-t-il du silence de l’épiscopat face à l’antisémitisme[6]. Mais en même temps, sa participation au Comité de protection et de défense des indigènes avant l’Affaire, puis à la première Ligue des Droits de l’homme et au Comité catholique de défense du droit à partir de février 1899 élargissent un cercle d’affinités cultivé du côté de l’École de Le Play[7].
Un savant devenu un intellectuel
Paul Viollet entre en justice avant l’Affaire avec le CPDI, aux côtés notamment de l’abbé Lemire[8]. Son rôle est réel dans cette « structure minuscule, sans accès direct aux colonies, encore moins aux colonisés, mais qui parvient pourtant à s’installer dans la durée »[9]. Pour le CDPI comme la LDH, il s’agit de lutter contre les violences dont sont victimes les indigènes. Mais, contrairement à la LDH, le CPDI n’est pas un mouvement de masse et ne réunit qu’une quarantaine d’édiles. Néanmoins, les deux associations se retrouvent par les thématiques et les figures. Au CPDI siègent des ligueurs dont l’économiste Charles Gide, l’écrivain Anatole France, le biologiste Émile Duclaux, l’archiviste Auguste Molinier, le médecin Georges Hervé, le sénateur de la Guadeloupe Alexandre Isaac ou le philologue Arthur Giry.
En effet, le CPDI, estimant que les « lois de la justice et les règles fondamentales du droit des gens sont communes », se « propose de porter sa sollicitude sur la situation des peuples et des peuplades, indépendants ou non ». Ainsi publie-t-il nombre de brochures dénonciatrices. Il fut créé en juillet 1893 et présidé à l’origine par Antoine d’Abbadie puis, à la mort de ce dernier, par Alexandre Isaac, ancien membre de la Société des Droits de l’homme et du citoyen et dirigeant de la LDH de 1898 à sa disparition en 1899. C’est Paul Viollet qui le remplace, épaulé par Charles Gide, ainsi que par l’ancien gouverneur des Colonies Louis Nouët et l’avocat Émile Leroy-Dupré[10].
En fait, le CPDI et la LDH ne sont pas strictement sur la même ligne. La formule de 1906 de Francis de Pressensé, selon lequel la Ligue serait « tutrice du droit des indigènes[11] », correspond à un effet de manche de congrès. La LDH se concentre alors davantage sur la défense des droits des coloniaux, leurs libertés d’association et de réunion notamment, que sur celle des indigènes[12]. Elle s’appuie sur ses sections, dominées par les colons, tandis que le Comité de protection se présente comme un centre de documentation contre les « procédés abusifs », s’appuie sur les démarches gracieuses et les pétitions publiques, et se focalise sur les indigènes de Madagascar, de la Nouvelle-Calédonie, des Comores, des Philippines, de Chine et de Cochinchine.
Sans être anticolonialistes, les deux associations se retrouvent donc dans la dénonciation du fait colonial avec un réformisme colonial côté LDH. Le CPDI collabore avec la LDH dans le cas du procès Margueritte qui illustre bien les pratiques répressives en Algérie au début du xxe siècle[13]. Se retrouvent dans les deux organisations l’avocat Alcide Delmont, membre du comité central de la LDH (1908-1929) et futur député républicain-socialiste de la Martinique, le juriste Ernest Tarbouriech, le philosophe Félicien Challaye, Arthur Giry, Alexandre Isaac, Charles Gide, à différents degrés dreyfusards.
Par ailleurs, à l’occasion de l’Affaire, c’est bien un expert qui étudie le dossier et s’engage, comme d’autres chartistes qui utilisent leur savoir : au procès Zola, Étienne Charavay, Émile Coüard, Fernand Bournon, Paul Meyer, Arthur Giry, Auguste et Émile Molinier sont appelés à la barre, ces quatre derniers étant ligueurs. De même, Paul Viollet s’approche d’Émile Duclaux, né également en 1840, successeur de Louis Pasteur à l’institut éponyme, actif au sommet de la LDH de 1898 à sa mort en 1904, mais aussi du chimiste Édouard Grimaux, son aîné de cinq ans, professeur à l’École polytechnique et vice-président de la LDH de 1898 à sa mort en 1900, ou encore de l’helléniste et gendre de Renan, Jean Psichari, éphémère mais essentiel premier secrétaire général de la LDH, vice-président à partir de 1904 et membre de son comité central jusqu’en 1907. En tout cas, on touche ici au modèle de savant qui, prenant conscience de l’impératif civique de vérité et donc de justice, transgresse une vision corporatiste et techniciste, et entend œuvrer à la construction de la Polis en assumant une fonction sociale.
[1]Joseph Reinach, Histoire de l’affaire Dreyfus, réédition avec une introduction d’Hervé Duchêne et une préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2006, 2 vol., 1137 et 1179 p., p. 1015-1016.
[2]Émile Chatelain, Bibliothèque de l’École des chartes, 1914, t. 75, p. 442-448, citation p. 445.
[3]Jean Viollet, Souvenirs et impressions d’apostolat (1901-1945). Mémoires inédits, édition par Mathias Gardet, dans Jean Viollet et l’apostolat laïc. Les œuvres du Moulin-Vert (1902-1956), Paris, Beauchesne, 2005, 355 p., p. 21-22.
[4]Louis Havet cité par Jean-Marie Mayeur, « Paul Viollet : pour “les libertés” », dans Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 1993, n° 11, p. 39-44.
[5]Jean-Marie Mayeur, « Les catholiques dreyfusards », dans Revue historique, avr.-juin 1979, 261/ 2, p. 337-361 ; « Les catholiques et l’affaire Dreyfus », dans Laurent Gervereau et Christophe Prochasson (dir.), L’Affaire Dreyfus et le tournant du siècle (1894-1910), Nanterre, BDIC, 1994, 285 p., p. 156-162 ; « Les catholiques français », dans Michel Drouin (dir.), L’Affaire Dreyfus de A à Z, Paris, Flammarion, 1re éd. 1994, 714 p., p. 330-341 et « le Comité catholique pour la défense du droit, une phalange de dreyfusards avancés », dans Gilles Manceron et Emmanuel Naquet (dir.), Être dreyfusard, hier et aujourd’hui, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, 552 p., p. 212-216.
[6]Philippe Levillain, « Les catholiques à l’épreuve. Variations sur un verdict », dans Pierre Birnbaum (dir.), La France de l’affaire Dreyfus, Paris, Gallimard, 1994, 598 p., p. 411-450, p. 442.
[7]Laetitia Guerlain, Droit et société au xixe siècle. Les leplaysiens et les sources du droit (1881-1914), thèse, Université Montesquieu Bordeaux IV, 2011, 655 p., p. 39 note 166 et p. 92 note 438.
[8]Bertrand Joly, « L’École des chartes et l’affaire Dreyfus », dans Bibliothèque de l’École des chartes, 1989, t. 147, p. 611-671, p. 620.
[9]Emmanuelle Sibeud, « Une libre pensée impériale ? Le Comité de protection et de défense des indigènes (ca. 1892-1914) », dans Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 2009, n° 27, p. 57-74.
[10]La Liberté d’opinion, n° 5, sept.-oct. 1907.
[11]Bulletin officiel de la Ligue des Droits de l’homme [BOLDH], 15 juin 1906, n° 11, p. 888.
[12]Emmanuel Naquet, Pour l’humanité. La Ligue des Droits de l’homme, de l’affaire Dreyfus à la défaite de 1940, préface de Pierre Joxe, postface de Serge Berstein, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, 688 p., p. 188 et s.
[13]Laure Blévis, « La situation coloniale entre guerre et paix. Enjeux et conséquences d’une controverse de qualification », dans Politix, 2013/4, n° 104, p. 87-104, p. 101-102.