Le chef-d’œuvre perdu de Louis-Ernest Lheureux (1827-1898)
En 2009, l’ouverture au public de la bibliothèque universitaire Sainte-Barbe a donné quelque visibilité à un édifice méconnu[1], l’ancien collège Sainte-Barbe, et à son architecte, Louis-Ernest Lheureux, auteur en 1884 des bâtiments de l’école préparatoire. Dès avant le commencement des travaux, en 1999, un arrêté d’inscription au titre des monuments historiques avait conféré au lieu une certaine reconnaissance[2], notamment pour l’art de Lheureux dans le mariage des coloris et des matériaux, ou encore pour l’originalité des parties métalliques de la construction[3].
Ainsi, ce qui avait été des bureaux et des salles de classe, en devenant une bibliothèque accédait officiellement au cercle restreint du patrimoine immobilier national. Par la même occasion, son auteur y gagnait une manière de revanche posthume, tant il est vrai que son chef-d’œuvre, la bibliothèque de la Faculté de droit n’avait pas, en d’autres temps, joui d’une semblable protection, sa destruction ayant été décidée dans les années 1960 pour permettre la construction de bureaux et de salles de cours. On sait quel impact décisif eut, en 1971, la ruine des halles de Baltard pour la reconnaissance de l’architecture du xixe siècle et son accession au rang de patrimoine : quelques années plus tard, la gare d’Orsay, promise au même sort, en a tiré parti, mais pas la bibliothèque de Lheureux, trop tôt disparue et dans une relative indifférence.
Depuis quelques années, à la faveur d’un intérêt croissant pour l’architecture des bibliothèques[4] et des universités[5], ce bâtiment de Lheureux, concurrent malheureux de Nénot pour la reconstruction de la Sorbonne[6] mais auteur de l’ensemble des transformations de la Faculté de droit à la fin du xixe siècle, est mieux connu. C’est celui-ci que connut Paul Viollet au cours de sa très longue vie professionnelle en tant que bibliothécaire et archiviste au sein de la Faculté. Il en accompagna tous les agrandissements, toutes les transformations et c’est là encore qu’il travaillait, la veille de sa mort, survenue le 22 novembre 1914 : « Le samedi encore, on le vit remplir ses fonctions à la bibliothèque de la Faculté de droit. Le dimanche matin, 22 courant, une hémorragie cérébrale nous l’a enlevé en quelques minutes[7]. »
Le projet, ou plus exactement les projets, puisque la construction de la bibliothèque s’accomplit en deux phases distinctes, mérite en premier lieu d’être replacé dans le contexte plus large de la réforme de l’enseignement supérieur sous la IIIe République, vaste programme dont la modernisation matérielle des équipements est un aspect majeur, mais indissociable des deux autres, à savoir la réorganisation administrative et la rénovation des méthodes d’enseignement. On peut ensuite décrire les deux phases de construction de cet équipement : la première, entre 1876 et 1878, ne concerne que la bibliothèque et correspond à une extension très limitée de la superficie de la Faculté. Bien au contraire, la seconde, conduite entre 1891 et 1897[8] porte sur l’ensemble de l’établissement d’enseignement supérieur. La bibliothèque en est un élément essentiel, mais qui doit s’agencer aux autres parties du programme. L’ensemble conçu par Lheureux peut dès lors être examiné selon deux perspectives distinctes : d’une part celle du style propre à cet architecte, élève d’Henri Labrouste et continuateur de l’œuvre de son frère Théodore à Sainte-Barbe, mais aussi fortement influencé par Viollet-le-Duc, ainsi que l’a montré Laure Chabanne dans son étude. D’autre part, c’est en regard des autres grandes bibliothèques parisiennes, celles de Labrouste, bien entendu, mais aussi celles de Nénot ou Ginain, qu’il faut considérer la réalisation de Lheureux pensée et exécutée en un temps où les bibliothèques universitaires commencent à faire l’objet, en France, d’une véritable réflexion programmatique.
Un projet parmi bien d’autres, au temps des réformes de l’enseignement supérieur
Le quartier latin en chantier : la rénovation matérielle
Entre 1875 et 1900, tous les grands établissements universitaires parisiens font l’objet d’importants travaux, qu’il s’agisse d’agrandissements, de complète reconstruction ou de déplacement sur un site nouveau. Le plus spectaculaire de ces chantiers est celui de la Sorbonne, ouvert par le concours de 1882, qui consacre le jeune Henri-Paul Nénot et conclu en 1900 au terme de trois phases de chantier[9]. Ayant valeur de symbole pour l’œuvre de modernisation de l’Université dans son ensemble, cette réalisation tend à éclipser les autres travaux, tels que la reconstruction presque complète de laFaculté de médecine par Louis Ginain, entre 1878 et 1900[10], la translation de l’École supérieure de pharmacie dans un nouvel édifice conçu par Charles Laisné entre 1877 et 1882[11], ou encore l’extension de la Faculté de droit par Louis-Ernest Lheureux entre 1876 et 1900. Pour rendre compte de l’étendue des transformations, il faudrait en outre prendre en compte les nombreuses constructions réalisées dans le domaine de l’enseignement secondaire, à commencer par l’édification des nouveaux bâtiments du lycée Louis-le-Grand, tout proche de la Faculté, une œuvre de Charles Le Cœur, autre élève de Labrouste, entre 1885 et 1898[12]. Ainsi que le note Léo Claretie, le paysage architectural du quartier latin est entièrement bouleversé, mais les institutions demeurent en place : « Depuis dix ans, tout ce coin du quartier est devenu méconnaissable […]. La rue Saint-Jacques n’est plus pittoresque comme au temps où Francion apprit le bel air et le bel esprit : elle traverse toujours l’empire de la science, puisqu’elle passe entre le Collège de France, le lycée Louis-le-Grand et la Sorbonne »[13], et la Faculté de droit, pourrait-on ajouter.
Refondation institutionnelle et révolution intellectuelle
Cette rénovation matérielle n’est toutefois que la marque la plus visible d’un ensemble de profondes transformations. Celles-ci affectent l’organisation institutionnelle de l’enseignement supérieur : tout commence avec les décrets des 25 juillet et 28 décembre 1885, qui instaurent le conseil général des facultés et restaurent leur personnalité, et culmine avec la loi du 16 juillet 1896, dite loi Goblet, par laquelle le corps des facultés prend le nom d’université. Elles concernent en outre, et au premier chef, les méthodes d’enseignement : l’enseignement supérieur français se met à l’école allemande[14] et les lettres comme le droit se mettent à l’école des sciences de la nature. À côté du cours magistral se développent conférences et séminaires, bientôt dotés de leurs espaces propres, et l’enseignement supérieur, plutôt que de se cantonner à l’étude de la science « faite », doit encourager la science « en train de se faire », afin de rompre, selon le mot du juriste toulousain Maurice Hauriou, avec « la méthode des semailles sans culture » qu’il a pourtant appliqué jusqu’alors « avec une persévérance que ne décourage aucun insuccès »[15].
[1] Voir le site de la bibliothèque, celui-ci ne permet toutefois pas de se faire une idée des différents locaux. On se reportera plutôt à l’article consacré à l’institution dans l’encyclopédie Wikipédia.
[2] Arrêté du 9 décembre 1999, voir la notice de la base Mérimée.
[3] Les locaux du collège ont fait l’objet d’une étude détaillée : Annabelle Lebarbé, « Le collège Sainte-Barbe de Paris : des frères Labrouste à Ernest Lheureux », dans Livraisons d’histoire de l’architecture, 13 | 2007 : http://lha.revues.org/418.
[4] Voir : Anne Richard-Bazire, « Un siècle de réflexion sur la construction des bibliothèques », dans Jean-Michel Leniaud (dir.), Des palais pour les livres. Labrouste, Sainte-Geneviève et les bibliothèques, Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, 190 p., p. 58-69.
[5] Voir : Laure Chabanne, « la Faculté de droit : la brique et le métal », dans Christian Hottin (dir.), Universités et grandes écoles à Paris. Les palais de la science, Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 1999, 222 p., p. 105-109.
[6] Son projet a été publié et commenté par Anatole de Baudot : « Reconstruction de la Sorbonne. Concours », dans Le Génie civil, t. 3, n° 13, 1883, p. 290-293 et t. 3, n° 24, pl. 23-24.
[7] Émile Chatelain et Henri Stein, « Paul Viollet », dans Bibliothèque de l’École des chartes, 1914, t. 75, p. 442-448, p. 442. Voir le document ici.
[8] Louis-Ernest Lheureux meurt en 1898, les travaux de décoration peinte et sculptée se poursuivent pendant deux ans et la plaque commémorant l’achèvement des travaux est apposée en 1900 seulement.
[9] Philippe Rivé (dir.), La Sorbonne et sa reconstruction, Paris, Action artistique de la Ville de Paris et La Manufacture, 1987, 231 p.
[10] Marie-Véronique Clin, « De l’École de chirurgie à l’École de médecine », dans Christian Hottin (dir.), Universités et grandes écoles à Paris. Les palais de la science, Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 1999, 222 p., p. 89-95.
[11] Fabienne Doulat, « L’École supérieure de pharmacie », dans Christian Hottin (dir.), Universités et grandes écoles à Paris. Les palais de la science, Paris, Action artistique de la Ville de Paris, 1999, 222 p., p. 116-120.
[12] Marc Le Cœur, « Le lycée Louis-le-Grand. Chronique d’une reconstruction différée (1841-1881) », dans Histoire de l’art, 1993, n° 23, p. 67-80.
[13] Léo Clarétie, L’Université moderne, Paris, Delagrave, 1892, 290 p.
[14] Voir notamment : Christophe Charle, La République des universitaires (1870-1940), Paris, Seuil, 1994, 505 p.
[15] Maurice Hauriou, « Création de salles de travail pour les conférences et cours de doctorats à la Faculté de droit de Toulouse », dans Revue internationale de l’enseignement, 1901, p. 547.