Jean Viollet, une histoire familiale


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Jean Viollet né le 3 février 1875 est le troisième fils de Paul Viollet sur les sept enfants que ce dernier aura au total. Son frère Eugène relate dans ses souvenirs les difficultés rencontrées par son père face à l’accroissement de sa progéniture, ainsi que la précarité des solutions trouvées :

« La famille en quelques années s’était augmentée d’une fille et de deux garçons [après les trois premiers garçons] et il avait fallu trouver un logement plus spacieux. Paul Viollet malgré sa vocation bien marquée d’érudit avait un sens remarquable des opportunités matérielles […]. La Faculté de droit dont il était le bibliothécaire devait faire des constructions importantes d’agrandissement et pour cela avait exproprié plusieurs vieux immeubles qui se trouvaient dans son voisinage. Connaissant la lenteur des administrations, Paul Viollet eut l’audace de demander au doyen l’autorisation de se loger provisoirement dans ces locaux sans emploi. Le provisoire dura quatre ans, et résultat inattendu : l’architecte devant un état de fait déjà ancien, n’hésita pas à prévoir dans son nouveau plan un logement pour le bibliothécaire. »[1]

 

Dans ses mémoires restées longtemps inédites, Jean Viollet décrit avec humour son enfance et son adolescence et dresse un portrait complice de son père :

« Je suis né d’une famille de modeste bourgeoisie. Mes grands-parents, tant du côté de ma mère, originaire du Limousin, que du côté de mon père, originaire de la Touraine, étaient les uns et les autres dans les tissus, les premiers comme commerçants, les seconds comme fabricants. D’une honnêteté scrupuleuse, ils se seraient considérés comme gravement coupables, si pour augmenter leurs profits, ils avaient cherché à tromper un client sur la valeur d’une marchandise.

Cependant, des différences assez notables distinguaient les deux familles. Du côté de la famille de ma mère, les pratiques religieuses étaient plus ou moins régulières, surtout chez les hommes. Les arrière-grands-parents, plus ou moins influencés par les encyclopédistes, lisaient volontiers Voltaire et J. J. Rousseau. J’ai retrouvé dans un vieux meuble des insignes de franc-maçonnerie à laquelle tels d’entre eux étaient certainement affiliés. C’était des libéraux qui acceptaient les idées nouvelles. Ils n’eurent aucune peine à accepter la Déclaration des Droits de l’homme et les conséquences de la Révolution de 1789.

Il en était tout autrement dans la famille de mon père. Les traditions religieuses et légitimistes y étaient en honneur et en vénération. Chaque génération donnait à l’Église des prêtres, des religieux et des religieuses. Un arrière-grand-oncle, chanoine de Saint-Martin de Tours, avait été victime de la Révolution. C’est en son souvenir que fut adjoint à mon prénom habituel de Jean, celui d’Urbain. Les d’Orléans, de même que les Bonaparte étaient considérés comme des usurpateurs, responsables après la Révolution de tous les maux de la France.

Mon père, né en 1840, a partagé ces mêmes opinions jusqu’au jour où il comprit que la restauration de la royauté n’était pas possible en France. Il se rallia sans enthousiasme, mais avec une entière loyauté à la République, plus de vingt ans avant que le pape Léon XIII n’invitât les catholiques de France à accepter le gouvernement que les Français s’étaient librement choisi. Il fut élevé dans la pension d’un oncle, le chanoine Viot, frère de ma grand-mère, lequel avait fondé à Tours, longtemps avant les externats et lycées, un établissement religieux qui envoyait ses élèves au lycée de Tours.

Les succès scolaires de mon père le préparaient à une carrière libérale. D’ailleurs, mon grand-père avait abandonné sa fabrique de tissus d’ameublement quelques années avant la naissance de mon père, à l’époque où, pour lutter contre la concurrence, il lui aurait fallu transformer les métiers de ses ateliers pour y adapter les nouvelles inventions qui révolutionnaient la fabrication du drap.

Mon père vint à Paris pour y achever ses études supérieures. Il y fit ses études de droit et entra à l’École des chartes, poussé par un goût en quelque sorte inné des recherches historiques. À cette époque, mon père partageait encore les opinions légitimistes de sa famille. Les premières œuvres qu’il fit paraître : les Lettres inédites à Mlle de Condé, à M. de la Gervaisais[2] et les Œuvres chrétiennes des familles royales de France, témoignent de l’orientation de sa recherche jusqu’aux environs de 1875. Ce ne fut qu’après le refus de Henri V d’accepter le drapeau tricolore qu’il prit nettement conscience de ce que les derniers descendants de la royauté française représentaient une époque révolue et qu’il n’hésita pas à se rallier au gouvernement établi. Au reste, ses idées libérales le préparaient à cette évolution.

C’est en juillet 1870, quelques jours avant la déclaration de guerre que mon père épousa ma mère, Cornélie Boudot. Orpheline de mère, elle avait été élevée par un oncle, maire de Compiègne et sénateur d’Émpire. Elle avait gardé de son séjour à Compiègne le souvenir de séjours de la famille impériale et de fêtes somptueuses qui se donnaient au château. Peut-être faut-il rattacher à cette période de sa vie, le goût de ma mère pour l’histoire de France. C’est très souvent vers elle que mon père se tournait pour se rappeler une date de l’histoire, les péripéties d’un mariage princier ou les anecdotes d’un règne du passé. Mes parents n’étaient mariés que depuis quelques jours quand éclata la guerre franco-allemande, les événements les obligèrent à se séparer. Mon père par devoir voulut rester à Paris pendant le siège, pour se mettre à la disposition des autorités militaires. Il envoya sa femme en Touraine, auprès de ses parents.

Mon père, d’une telle myopie qu’il ne reconnaissait pas ses amis à trois pas, n’était pas apte au service militaire. On l’avait placé à la Bibliothèque nationale, où il avait été nommé bibliothécaire avec mission d’éteindre les commencements d’incendie qui auraient pu se produire à la suite des bombardements. La guerre finie, mon père et ma mère se retrouvèrent ensemble avec d’autant plus de joie, qu’ils avaient connu pendant de longs mois les souffrances et les angoisses de la séparation. Ils louèrent un petit appartement dans l’île Saint-Louis. C’est là que naquirent les quatre aînés de la famille. J’étais le troisième.

À l’époque de ma naissance en 1875, mon père se livrait à des recherches sur sainte Jeanne de Valois, la fille de Louis XI et la fondation des Annonciades. Dans l’espoir que l’enfant dont on attendait la naissance, serait une fille, les deux aînés étant des garçons, il fut décidé que la fille que l’on espérait s’appellerait Jeanne en souvenir de la sainte dont la canonisation ne devait pas tarder à être proclamée. Au lieu de la fille espérée naquit un troisième garçon. On l’appela Jean en attendant que l’on pût donner Jeanne de Valois comme patronne à la fille qui devait se faire attendre encore dix-huit mois.

Ma première enfance ne m’a pas laissé de grands souvenirs, sinon que j’étais réputé l’enfant terrible de la famille. En fait j’étais toujours le premier à inventer des jeux qui tournaient souvent à l’aventure. Mon caractère batailleur et indomptable me valait souvent des punitions graves qui n’ont d’ailleurs laissé aucune rancune dans mon souvenir. C’est pourquoi je m’inscris en faux en face des prétentions d’une certaine école d’éducateurs modernes qui prétendant que les sanctions de la première enfance ont des conséquences désastreuses sur l’avenir moral et sentimental de qui en a été l’objet, je ne cache pas que ces sanctions aient jamais eu pour conséquences, soit de me faire considérer mes parents comme des ennemis, soit de faire de moi un sournois ou un révolté.

Je dois avouer humblement que je fus un élève très médiocre tout au long de mes études que ce soit jusqu’à ma première communion chez les frères de la doctrine chrétienne de l’école des Francs-Bourgeois ou au lycée Charlemagne où mon père nous envoya comme externes après notre première communion pour y achever nos études secondaires. Je préférais de beaucoup organiser des jeux et des promenades plutôt que de m’asseoir à ma table pour y déchiffrer les mystères de la langue latine ou composer un thème latin à coup de dictionnaire. Je me souviens qu’au cours de mes années de lycéen, j’étais régulièrement humilié chaque année par la venue d’un lointain cousin, inspecteur d’académie, M. Deltour, qui, pour témoigner à mon père à la fois son affection et son admiration, se faisait attribuer l’inspection des classes dans lesquelles les trois aînés de la famille suivaient à un ou deux ans de distance leurs études secondaires. Mes deux aînés étaient des élèves modèles qui obtenaient d’honorables succès dans leurs études. Aussi étais-je très péniblement impressionné quand notre honorable cousin me faisait remarquer que je ne suivais pas les traces de mes frères.

J’eus cependant de bons professeurs, dont plusieurs étaient de notables incroyants. Je me souviens qu’en rhétorique, notre professeur de français, M. Lanson[3] – qui devait plus tard se faire un nom à la Sorbonne dans l’histoire de la littérature française – n’hésitait pas à nous expliquer que point n’était besoin de croire à des dogmes religieux pour être un honnête homme. De telles réflexions m’obligeaient à reconnaître que la morale naturelle n’est pas pratiquée par les seuls catholiques. Le lycée Charlemagne étant donnée sa situation toute proche du Marais, cette sorte de ghetto comprenait un grand nombre de juifs. Je dois avouer que la plupart de ceux-ci étaient des travailleurs acharnés et obtenaient souvent les premières places. En fait l’antisémitisme ne jouait presque aucun rôle dans les relations entre les élèves. Peut-être est-ce le contact de plusieurs années avec des camarades juifs qui m’a rendu en quelque sorte imperméable aux passions antisémites.

Par contre, le contact avec de nombreux camarades ne partageant pas mes convictions religieuses, bien loin de me porter au scepticisme m’obligeait à réfléchir d’avantage à la valeur de mes convictions religieuses. Je me rappelle de longues discussions avec le fils d’un pasteur célèbre au cours desquelles je priais Dieu de m’inspirer les arguments susceptibles d’éclairer la bonne foi à mon camarade. Ces discussions avaient souvent leur écho à la table familiale où mon père nous apportait les lumières qui éclairaient les discussions et solutionnaient les problèmes.

Je crois me souvenir qu’à l’époque de ma première communion, j’éprouvais un vague désir d’être prêtre et de me consacrer à l’apostolat. Mais ce désir ne dura pas longtemps. Sans me livrer à proprement parler à l’inconduite, je passais mes années d’adolescence, sinon dans une totale indifférence religieuse, du moins dans des dispositions telles que ma famille ne pouvait soupçonner un seul instant que je demanderais un jour à entrer au séminaire. Bien loin d’être un sujet d’édification, j’étais pour elle un sujet d’inquiétude et d’appréhension. Ma mère et mon père se demandaient souvent ce qui adviendrait de l’avenir d’un enfant d’un tempérament aussi impétueux et aussi insubordonné. Je leur demande ici bien humblement pardon de tous les soucis que je leur ai causés.

J’aimais beaucoup les sports et les bals. Dès que je fus en âge d’aller dans le monde, je multipliais les occasions d’aller dans ce monde. Si paradoxal que cela puisse paraître, c’est au cours de ces soirées mondaines, où cependant une partie de moi-même se distrayait et s’amusait, que venaient se mêler des pensées sérieuses sur l’inanité et le vide de ces sortes de réunions. Il me venait parfois le sentiment qu’il me faudrait un jour être prêtre et cela n’était pas sans m’effrayer. Ce sentiment devint peu à peu tellement envahissant qu’il m’apparut comme un ordre formel de la volonté divine à mon endroit.

J’en fis part à mon père qui me regarda avec stupéfaction. Rien dans ma conduite ne semblait indiquer une vocation sacerdotale. Tout paraissait au contraire me conduire dans une direction opposée. Mon père me le fit remarquer et je n’en pus rien objecter à sa manière de voir. Toutefois, il était trop profondément chrétien pour s’opposer à une vocation sacerdotale qui s’avouerait réelle. Il me le fit comprendre clairement en ajoutant qu’étant donné mon âge – je n’avais guère que dix-huit ans – et l’ensemble de ma conduite, il m’invitait à attendre ma majorité pour donner suite à mon projet.

Comme celui-ci m’apparaissait comme définitif, je laissais mon père libre de m’orienter dans le sens qu’il jugerait le plus conforme à mes aptitudes. Je venais d’achever avec peine mon baccalauréat, il fut décidé que je ferais un essai dans une maison de commerce. Je fus donc placé comme aide-comptable dans une maison de tissus de la rue Richelieu. J’y restais six mois pour ma grande pénitence, mais cependant assez longtemps pour juger des mœurs lamentables de la plupart des employés. Je discutais avec eux le problème des mœurs, hélas ! sans les convaincre. Au bout de quelques mois, conscient de l’inutilité pratique de cet essai et commençant à prendre conscience de la nécessité de travailler pour préparer mon entrée au séminaire, j’obtins de mon père d’aller faire un long séjour en Allemagne pour y apprendre la langue. J’avais commencé à m’initier aux études théologiques et scripturaires et j’avais l’impression que je gagnerais à être en contact avec les catholiques allemands et à connaître des ouvrages qui commençaient à faire quelque bruit en France.

Je restais seul en Allemagne, ou plutôt en Autriche, à l’université de Innsbruck, j’y restais près d’un an et je revins en France plus décidé que jamais à entrer au séminaire. Cette fois-ci, mon père accueillit avec joie ma décision et j’entrais au séminaire d’Issy. J’ignorais pratiquement tout du monde ecclésiastique. Étant donné le peu de cas que je faisais de ma propre vertu, conscient des fautes et des défauts de mon adolescence, j’appréhendais vivement de mêler ma misère morale à la troupe sacrée des aspirants au sacerdoce que, dans ma naïveté, je considérais par avance comme des saints au milieu desquels j’apparaîtrais comme une brebis galeuse.

Je dois avouer très simplement que je fus assez déçu. Je ne fus pas considéré, comme j’en avais l’appréhension, comme un pestiféré. Si je ne passais pas pour un séminariste modèle, du moins je ne faisais pas tache au milieu de mes nombreux confrères. C’est probablement par suite de l’exposé que je fis à mon père de mes premières impressions et parce qu’il estimait nécessaire d’éprouver ma vocation, qu’il crut utile à ma formation en tant que professeur de droit canonique à l’École des chartes, et d’histoire des institutions politiques et administratives de la France, de me faire un large exposé des misères du clergé et de l’Église au cours des siècles. C’est surtout pendant des vacances que mon père, dans des conversations intimes, m’expliquait que si l’Église avait un idéal de sainteté, je ne devais pas me faire d’illusion sur les misères du passé et sur celles que je rencontrerais fatalement au cours de ma carrière ecclésiastique. Je dois certainement à ces conversations de ne pas m’être révolté ou découragé en face des faiblesses et des misères du corps ecclésiastique. »

Jean Viollet entre au séminaire en 1895 juste au moment où l’affaire Dreyfus connaît un nouveau rebond avec une première révision du procès. De par son expérience de chartiste le père de Jean Viollet prend rapidement position en faveur du capitaine et convainc son fils du bien-fondé de son point de vue bien qu’il aille à l’encontre de celui affirmé par une grande majorité du clergé à cette époque. Cette prise de position vaudra à Jean Viollet de nombreuses difficultés lors de ses études et il ne sera ordonné prêtre qu’en 1901, un an après ses camarades de promotion.

 

« Un autre problème qui agita profondément nos années de formation sacerdotale fut l’affaire Dreyfus. Encore que la condamnation pour trahison du capitaine Dreyfus date de l’année 1895, personne, jusqu’à la révision du procès, c’est-à-dire en 1900 et 1901, ne soupçonnait l’effroyable injustice dont avait été victime ce malheureux israélite. Les esprits ne commencèrent à s’agiter que le jour où la Cour de cassation eut décidé la révision du procès. Au cours des débats du procès de Rennes, les passions furent portées au paroxysme et il n’y eut plus guère de Français qui ne prit violemment parti pour ou contre l’innocence du capitaine Dreyfus. C’est alors que mon père, professeur d’histoire du droit à l’École des chartes, constata par la lecture des journaux, que de graves irrégularités avaient été commises au cours du premier procès. Des documents secrets avaient été mis sous les yeux des juges sans que l’inculpé et son avocat en aient eu connaissance. Une pareille entorse à la plus élémentaire justice, éveilla de telles inquiétudes dans l’esprit de mon père, qu’il décida d’en avoir le cœur net et il se mit à suivre de très près le procès de Rennes dans les comptes-rendus in extenso qui en étaient donnés par un certain nombre de journaux. Son habitude et la critique des textes et des témoignages ne tarda pas à le convaincre que Dreyfus était la victime d’une déplorable injustice. Mû par une conscience qui ne tergiversait jamais, mon père crut de son devoir de faire connaître publiquement sa conviction.

C’est à cette même époque que je dus quitter le séminaire pendant plusieurs mois pour raison de santé. Mû par le désir de m’éclairer personnellement sur une question qui divisait la France en deux camps ennemis, je pris la peine d’étudier pour mon compte personnel l’ensemble des témoignages du procès de Rennes et je parvins à une conviction absolument semblable à celle de mon père : Dreyfus était innocent et le malheureux déporté à l’île du Diable payait la dette du vrai coupable : le commandant Esterhazy. Les passions qui avaient abouti à un tel déni de justice apparaissaient clairement à travers la trame et la complexité des témoignages. Dreyfus avait été sinon délibérément choisi comme traître, du moins déclaré comme tel parce qu’il était juif. Les antisémites ne pouvaient accepter une minute la pensée qu’une trahison puisse venir d’un autre que du seul officier juif, travaillant à cette époque dans les bureaux de l’État-Major.

Convaincu de l’innocence de Dreyfus, je fus profondément troublé de constater que la plupart des catholiques, aussi bien prêtres et religieux, que laïques, s’étaient délibérément rangés, dans le camp des antidreyfusards à la suite de campagnes de presses de La Libre Parole, de La Croix et autres journaux « bien-pensants ». Au reste ces journaux abreuvaient tous les jours des injures les plus violentes et les plus grossières quiconque prétendait défendre le juif. Ils en étaient même venus à prétendre que la cause de Dreyfus avait été prise en main par une sorte de comité secret international, composé de juifs et de francs-maçons, et dont le but final était de détruire la patrie française. Il faut dire à leur excuse que l’affaire Dreyfus était passée du terrain judiciaire au terrain politique. Les partis de gauche avaient pris position en faveur de Dreyfus et les extrémistes n’hésitaient pas à attaquer l’armée et son État-Major en les accusant de félonie. Les partis de droite prétendaient défendre la patrie en accusant Dreyfus et en justifiant l’État-Major.

C’est à cette même époque que fut fondée la [Ligue de la] « Patrie française » à la tête de laquelle se trouvaient des hommes comme Maurras qui n’hésitaient pas d’affirmer que la raison d’État primait les exigences de la justice. La position des partis ne fut pas sans avoir une profonde répercussion sur le cours de mes idées. À ma stupéfaction, je constatais que les partis extrêmes se confondant souvent avec les partis antireligieux, se servaient de l’arme de la justice pour attaquer leurs adversaires. Par contre, les catholiques brandissaient avec ferveur une épée brisée et appuyaient leur action sur un déni de justice. Dès lors, quelles conséquences ne devait-on pas attendre pour l’avenir d’une pareille confusion. N’apparaissait-il pas déjà comme certain que les adversaires de la religion, le jour où l’innocence de Dreyfus serait reconnue, ne se servent de leur victoire pour accabler les catholiques. De plus les catholiques ne se montraient-ils pas anti chrétiens en encourageant les passions antisémites et en s’opposant systématiquement à reconnaître leur erreur et en refusant à se ranger du côté de la justice.

Après quelques mois de repos, ma santé s’étant raffermie, je pus rentrer au séminaire. Les passions étaient surexcitées au plus haut point et je ne trouvais, tant parmi les élèves que parmi les professeurs, que des partisans de la culpabilité de Dreyfus. Aussi, quand je crus de mon devoir de faire connaître mon opinion et que je me déclarais convaincu qu’une erreur judiciaire avait été commise, ce fut un beau scandale. Des âmes charitables me prévinrent que si je ne voulais pas compromettre mon avenir sacerdotal, le moins que je puisse faire était de garder le silence. Mais ma conscience ne me permettait pas de prendre des précautions qui me seraient apparues comme une lâcheté. Je continuais donc à parler ouvertement et je n’hésitais pas à joindre mon nom à la liste publique de ceux qui réclamaient la justice pour tous et par conséquent pour les juifs et blâmaient ceux qui excitaient les passions antisémites de la foule.

Vint l’époque de l’appel des séminaristes à l’ordination. À mon grand étonnement et à celui d’un très grand nombre de mes confrères qui ne voulaient juger la question qu’en fonction de mes dispositions morales et religieuses, je ne fus pas appelé au sous-diaconat. Mes supérieurs, assez embarrassés, m’expliquèrent que j’étais dans un cas particulier, que j’avais été absent du séminaire pendant plusieurs mois et que, dans ces conditions, ils remettaient mon dossier à l’archevêque de Paris qui déciderait de mon avenir en dernier ressort. C’était une procédure absolument contraire aux usages. Les sulpiciens décidaient habituellement de l’appel ou du renvoi d’un séminariste. Au reste personne ne se fit illusion. Il apparaissait clairement aux yeux de tous que c’était en raison de mes opinions dans l’affaire Dreyfus que l’on abandonnait à Mgr Richard la décision définitive. Le cardinal fit faire une enquête approfondie sur mon cas et comme il ne put rien trouver dans ma vie et mes opinions qui fut contraire à la foi et aux mœurs, il consentit à m’appeler au sous-diaconat. Mais il fut arrêté qu’étant données mes opinions, je ne pouvais postuler un poste dans le diocèse. Dès lors, je serais ordonné à titre patrimonial au lieu de l’être à titre du diocèse.

C’est ainsi que je fus ordonné prêtre quelques mois plus tard, non au séminaire avec mes confrères, mais dans une chapelle privée, celle de Notre-Dame-du-Rosaire où je devais entrer quelques semaines plus tard à titre de vicaire grâce à la bienveillance de l’administrateur M. Boyreau, lequel accepta le risque de prendre au service de sa paroisse un prêtre dont les opinions et le jugement apparaissaient comme gravement compromettant. Ces événements exercèrent une influence décisive dans l’orientation de ma vie sacerdotale. J’avais pensé pendant de longs mois à entrer dans la vie religieuse. Je voulais choisir un ordre qui soit à la fois mêlé à la vie apostolique tout en apportant à ses membres le secours d’une règle monastique. Mais en constatant la position prise par le clergé en général et par les ordres religieux en particulier, je fus intérieurement convaincu que les réactions politiques ne manqueraient pas de se faire jour à brève échéance et que les victimes en seraient nécessairement le clergé et plus particulièrement les ordres religieux qui avaient pris une part prépondérante à la lutte anti-dreyfusiste. Dès lors, pour ne pas paralyser complètement mon apostolat et pour me ménager quelques possibilités d’action, je résolus de rester dans le clergé séculier, un peu moins compromis que le clergé régulier. C’est ainsi que je fis mes débuts comme vicaire dans un quartier populaire, le quartier de Plaisance.

Trois ans plus tard, les congrégations étaient chassées de France, la loi leur interdisait l’enseignement et l’anticléricalisme sous le ministère Combes se montrait d’une telle violence qu’il aboutissait à la séparation de l’Église et de l’État.

La position que j’avais cru devoir prendre au cours de l’affaire Dreyfus pour rester fidèle aux exigences de ma conscience, ne fut cependant pas perdue. Un grand nombre d’israélites me témoignèrent leur reconnaissance et, parmi eux, plusieurs me demandèrent de les instruire à la vérité catholique.

De tous ces événements devait sortir une œuvre de prière pour les juifs, devenue aujourd’hui archiconfrérie et répandue dans le monde entier. Je fus bien involontairement l’instrument de la Providence à cette occasion. Une dame appartenant à une famille aristocratique, d’opinion royaliste, me rendit visite pour me dire combien l’attitude des catholiques au cours de l’affaire Dreyfus lui était apparue comme absolument contraire à l’esprit chrétien et même simplement humain. Elle concluait qu’il était nécessaire de réparer le mal commis en instituant officiellement des prières pour les juifs. Elle estimait que j’étais tout désigné pour prendre la tête de ce mouvement de piété en faveur d’Israël. Je me récusais alléguant qu’une initiative de ce genre, si elle était proposée sous mon nom et mon patronage, n’avait aucune chance d’être accueillie favorablement par les autorités ecclésiastiques. Mais cette pieuse personne ne se découragea pas. Pendant plus d’une année, elle revint à la charge pour me persuader jusqu’au jour où je finis par céder, un peu par lassitude et surtout pour ne pas m’opposer aux intentions de la Providence. J’acceptais donc d’établir un rapport dans lequel j’exposais les motifs pour lesquels les chrétiens devaient faire prière pour les juifs et je commençais une tournée de démarches en vue d’obtenir la signature de quelques personnalités marquantes dans le monde laïque et ecclésiastique.

Cette tournée ne fut pas sans provoquer des surprises. Tel important curé de Paris me mit joliment à la porte en me déclarant péremptoirement qu’on ne priait pour ces gens-là. Le descendant d’un personnage qui avait joué un rôle important dans la conversion du père Ratisbonne et dont, pour cette raison, j’espérais obtenir la signature sans difficulté se refusa à suivre les traces de son ancêtre et refusa de mettre son nom au bas de la pétition que je lui présentais. Mais je dois à la vérité d’ajouter que j’obtins assez facilement un nombre de signatures suffisant pour me permettre d’aborder utilement la question au regard des autorités ecclésiastiques. Je crus cependant prudent de ne pas déposer moi-même entre les mains de l’archevêque de Paris le document contenant la requête de l’institution de prières officielles en faveur des juifs. Je décidais de le faire passer par les mains des Dames de Sion, fondées par le père Ratisbonne. J’allais donc trouver ces dames qui, après quelques pourparlers laborieux, se laissèrent convaincre et décidèrent de porter elles-mêmes la requête entre les mains du cardinal Richard. Le projet fut accueilli avec ferveur, leur association pieuse de prières fut officiellement fondée au couvent de Sion. Après quelques années, le nombre de membres allant en se multipliant, l’union pieuse fut érigée en archiconfrérie. Cette archiconfrérie de prières en faveur des juifs est actuellement répandue dans le monde entier. »

Mathias Gardet
Historien
Professeur des universités en sciences de l’éducation
à l’université de Paris 8, laboratoire CIRCEFT

[1]. Eugène Viollet, « Souvenirs sur son frère le chanoine Jean Viollet », note dactylographiée, archives de l’association du Moulin-Vert.

[2] Sic pour Lettres intimes de Mlle de Condé à M. de la Gervaisais.

[3]. Gustave Lanson (1857-1934), professeur et critique français. Auteur d’une célèbre Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1894 ; d’études sur Bossuet, Boileau, Corneille, Voltaire, et d’un Manuel bibliographique de la littérature française moderne (1500-1900), Paris, Hachette, 1909-1914.