L’édition de 1905
La réplique de Paul Viollet aux analyses du jésuite fut rapide. Elle parut au printemps 1905[11]. Le froid professeur d’histoire du droit et de droit canon montre dans ce travail l’esprit militant qui l’anime depuis 1862, date à laquelle il a déjà fait acte d’adhésion au catholicisme libéral. Il y raconte ses souvenirs liés à la rédaction projetée du catalogue : il souligne l’exclusion préméditée de Mgr Dupanloup du cercle des évêques français appelés à conseiller Pie IX sur cette question, il raconte avoir reçu cette confidence de Mgr Chaillot datée de 1865 d’après laquelle le projet de condamnation projeté en 1862 aurait été empêché, de l’avis même du pape, par l’épiscopat français. Il continue d’affirmer que les propositions 61, 67 et 80 auraient été introduites subrepticement et qu’elles ne dérivent pas toujours légitimement de l’allocution consistoriale du 18 mars 1861[12]. Mais surtout Viollet conteste la méthode employée qui permet de déduire d’un principe abstrait posé comme intangible une série de conséquences logiques étrangère au concret social. Il avance que la société conjugale est seule de droit naturel et non le mariage qui peut être dissous en cas de non consommation[13]. Une méthode déductive de froide logique formelle a été employée pour fonder une définition extensive du ressort de l’infaillibilité et Paul Viollet « tremble parfois quand certains théologien veulent [le]conduire par Barbara et Baroco[14] jusqu’au pic de l’infaillibilité »[15].
Motifs d’une condamnation
Dans quelle mesure la critique du livret faite par Pierre Bouvier s.j. n’a-t-elle pas été influencée par la connaissance que le jésuite pouvait avoir de son auteur et de ses engagements temporels ? Les Archives françaises de la Compagnie de Jésus ne conservent pas de dossier de cette affaire Viollet établi par le jésuite lui-même pour confirmer ou dirimer l’hypothèse. Mais il est certain que, en 1905, Paul Viollet est associé au groupe des catholiques libéraux et/ou sociaux qui, à Lyon, font coïncider la défense d’Alfred Dreyfus avec celle des exégètes suspectés par le Saint-Siège et l’adhésion au principe de la séparation des Églises et de l’État. Viollet semble avoir été parti prenante dans la création de la revue hebdomadaire Demain dirigée par Pierre Jay et financée par le catholique libéral Édouard Aynard (1837-1913) dont la conception du catholicisme se meut en un syncrétisme dans laquelle l’Église catholique, avec ses sacrements, est une forme qu’il est possible d’harmoniser avec la diversité des formes des Églises réformées[16]. Comme le premier numéro de l’hebdomadaire ne paraît qu’en octobre 1905, l’article de Pierre Bouvier est pur de toute allusion à cette collaboration qui a très probablement pesé ultérieurement dans la procédure de mise à l’Index de l’opuscule.
Par ailleurs, Paul Viollet s’inscrit dans la tradition du catholicisme libéral de l’Église libre dans l’État libre. C’est cette formule de Charles de Montalembert que le professeur d’histoire du droit de l’École des chartes entend mettre en œuvre dans ses engagements politiques. Convaincu dès 1898 de l’innocence du capitaine Dreyfus, il participe le 20 février à la réunion tenue au domicile de Ludovic Trarieux (1840-1904) en vue de créer une Ligue des Droits de l’homme. À l’issue de celle-ci, il fut chargé de préparer ses futurs statuts. Il proposa alors, poussé par son idéal libéral, de faire bénéficier aux congréganistes du droit d’enseigner dans les écoles publiques en se fondant sur l’article 6 de la Déclaration du 26 août 1789 sur l’égalité devant la loi[17]. Le but de cette revendication visait à discréditer Édouard Drumont qui militait contre les congrégations enseignantes tout en faisant l’apologie de l’antisémitisme. La mise en lumière des contradictions du pamphlétaire devait lui aliéner, de l’avis de Viollet, le soutien catholique.
Or la Ligue des Droits de l’homme prend, dès ses origines, une orientation anticléricale sous l’influence d’Auguste Scheurer-Kestner, de Ludovic Trarieux, de Joseph Reinach, d’Yves Guyot et d’Arthur Ranc et elle repousse à l’unanimité la requête cléricale de Paul Viollet. Joseph Reinach écrit : « Acheter à ce prix la délivrance de l’innocent, vendre l’avenir pour un homme, c’eût été trop cher. » En effet, Arthur Ranc a persuadé les dreyfusards laïques que l’erreur judiciaire commise par les juges militaires est imputable à l’éducation jésuite, au père du Lac, directeur de conscience du général de Boisdeffre[18]. Le 7 juillet 1899, à la veille du procès en révision de Rennes, Ranc écrit dans La Dépêche de Toulouse : « Le parti puissant lutte jusqu’au bout, jusqu’à la dernière minute. Il sait bien que l’acquittement du capitaine Dreyfus, que le triomphe du droit et de la vérité seront l’effondrement d’une œuvre de vingt ans, la fin de la mainmise de la Congrégation sur le haut-commandement. »[19]
Il semblerait que, dans la discussion qui a conduit au refus unanime de la proposition de Viollet, l’infaillibilité associé au Syllabus ait été brandie comme une arme braquée contre lui. En 1899, un catholique libéral, sous le pseudonyme encore opaque d’A. Justice, publie un ouvrage où il démontre que le Syllabus n’a pas été promulgué dans les règles qui caractérisent un acte pontifical relevant de l’infaillibilité[20]. C’est à cet ouvrage que la brochure rédigée par Auguste Delpech (1846-1935), le sénateur de l’Ariège membre de la Ligue des Droits de l’homme, entend répondre. L’auteur récuse l’argumentaire d’A. Justice mais surtout il refuse de discuter avec les « néo-catholiques » (sic) qui ont adopté les thèses des Montalembert et Auguste Cochin car : « Depuis la publication du Syllabus, la doctrine des catholiques libéraux ne peut plus être sérieusement soutenue. » En effet, le dogme de l’infaillibilité exige l’adhésion au catalogue de 1864. En conséquence, « les abbés et les laïques cléricaux qui approuvent aujourd’hui la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen pour tromper la confiance des électeurs susceptibles d’être abusées, ont à résoudre un problème difficile »[21] . Le président de la Ligue des Droits de l’homme met publiquement le feu aux poudres en déclarant à Bordeaux le 27 mai 1901 : « […] il y a d’un coté l’Église avec sa tutelle dominatrice et la volonté affranchie des peuples avec les aspirations indéfinies de droit et de justice »[22] . Il fait écho à l’ultime phrase de la brochure d’Auguste Delpech : « Il faut choisir entre la Déclaration des Droits de l’homme et la Déclaration des Droits du pape. »[23] Dans ces années de fièvre anticléricale qui mènent vers la séparation des Églises et de l’État, des livrets où il serait démontré que l’Église catholique ne veut pas « se réconcilier avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne »[24] ont été publié par Louis Havet (1849-1925), philologue agnostique, et Franck Puaux (1844-1922), pasteur calviniste et historien du protestantisme français, tous membres de la Ligue des Droits de l’homme. Dans La Petite République, le socialiste Georges Renard (1847-1930) et le catholique libéral Fernand Brunetière (1849-1906) croisent le fer à ce sujet et le quotidien catholique La Croix s’en fait l’écho[25].
Les deux livrets de Paul Viollet visent donc à maintenir la compatibilité du catholicisme avec l’esprit de la Révolution de 1789 incarné dans la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789. Ce souci est d’autant plus brûlant pour notre personnage qu’il a le souci de clore les troubles révolutionnaires qui traversent la France depuis cent quinze ans. Viollet entend interrompre ce cycle révolutionnaire en faisant coïncider la règle de droit avec les mœurs comme le conseille son mentor, Nicolas Magon de La Gervaisais (1765-1828) qui écrivait, dans La Société possible, un opuscule publié en 1835, que les révolutions naissaient « de la lutte incessante de la légalité contre la moralité ». L’adhésion du professeur d’histoire du droit à cette théosophie est facilitée par le jansénisme qui sous tend sa vie religieuse et sociale. Viollet a une confiance très limitée dans la sagesse humaine à telle enseigne qu’il aspire, comme tous les contre révolutionnaires depuis Maistre, a corseté l’initiative personnelle par la loi pour éviter les troubles sociaux.
Jean-Louis CLÉMENT
Institut d’Études Politiques de Strasbourg
[11] Paul Viollet, Infaillibilité et Syllabus, réponse aux « Études » (article de M. l’abbé Bouvier, numéro du 20 janvier 1905), Besançon, Jacquin, Libraire-éditeur ; Paris, P. et R. Roger et F. Chernoviz, 1905, 59 p.
[12] Paul Viollet, Infaillibilité et Syllabus, réponse…, op. cit. p. 36 note 1 et p. 38.
[13] Paul Viollet, Infaillibilité et Syllabus, réponse…, op. cit. p.40-41.
[14] Noms donnés à des figures de raisonnement dans la logique formelle. Paul Foulquié, Dictionnaire de la langue philosophique, Paris, Presses Universitaires de France, 1962, p. 68.
[15] Paul Viollet, Infaillibilité et Syllabus, réponse…, op. cit. p.17.
[16] Joseph Brugerette, Le Prêtre français et la société contemporaine, tome 3 : sous le régime de la Séparation. La reconstitution catholique, 1908-1936, Paris, P. Lethielleux, Libraire-éditeur, 1936, p. 239-240. Régis Ladous, « Bourgeois, libéral et moderne : trois personnalités lyonnaises » in Valentine Zuber (dir.), Un objet de science, le catholicisme. Réflexions autour de l’œuvre d’Émile Poulat, Paris, Bayard, 2001, p. 236-238.
[17] « Tous les citoyens, étant égaux à ses yeux [la Loi], sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leur vertu et de leurs talents. »
[18] Louis Capéran, L’Anticléricalisme et l’Affaire Dreyfus, 1897-1899, Avant-propos de Son Éminence le cardinal Saliège, Toulouse, Imprimerie Régionale, 1948, p. 111-112.
[19] Louis Capéran, L’Anticléricalisme et…, op. cit. p. 333.
[20] A. Justice, À propos de l’infaillibilité, Paris, F. Juven, 1899, 255 p.
[21] A. Delpech, sénateur de l’Ariège, Le Syllabus, L’Encyclique et la Déclaration des Droits de l’homme, Paris, Édouard Cornély Éditeur, 1901, p. 18, 53-54.
[22] Cité in Abbé J. Brugerette, La Déclaration des Droits de l’homme et la doctrine catholique, Paris, Bloud, 1901, deuxième édition, p. 49.
[23] A. Delpech, sénateur de l’Ariège, Le Syllabus…, op. cit. p. 54.
[24] Paul Viollet, L’Infaillibilité du pape…, op. cit. p. 7.
[25] La Croix, 16 avril 1904, p. 3.