Lorsque Paul Viollet arrive à la Faculté de droit de Paris, ce n’est pas le premier poste de bibliothécaire qu’il occupe. En effet, si son deuxième poste après sa sortie de l’École des chartes est aux Archives nationales, il n’y est pas comme archiviste, mais comme gestionnaire de la bibliothèque de l’institution. C’est l’occasion pour le jeune chartiste de se forger une expérience du métier, dans une bibliothèque ouverte tous les jours et dont il faut assurer la permanence, l’enregistrement des ouvrages arrivés au catalogue, ainsi que la tenue de registres de prêt et de reliure. Viollet développe alors un véritable intérêt pour les questions bibliothéconomiques, on peut en voir une marque dans la lettre, relevée par Olivier Motte, adressée en 1869 au responsable de la bibliothèque de Munich, et interrogeant sur le fonctionnement de cette bibliothèque, faible trace d’une enquête plus importante que semble avoir menée Viollet à cette époque.
Au printemps 1876, le ministère passe un accord avec la Ville de Paris pour récupérer une parcelle jouxtant le bâtiment de Soufflot côté rue Cujas et décide d’y construire une bibliothèque pour la Faculté. C’est dans ce cadre que Paul Viollet est nommé bibliothécaire de la Faculté de droit de Paris, emploi nouveau pour mener à bien, du moins dans un premier temps, l’aménagement de cette nouvelle bibliothèque.
La bibliothèque de la Faculté de droit est alors plutôt un noyau de bibliothèque. Dès sa prise de poste, Viollet augmente le volume des acquisitions, d’environ 400 volumes par an avant lui à un peu moins de mille la première année. L’accroissement se poursuit jusqu’à la fin de sa carrière, où la bibliothèque compte environ 4 000 volumes supplémentaires entrés par an. L’objectif de Viollet n’est évidemment pas une question de chiffres, mais bien de doter l’établissement des ouvrages indispensables qu’il ne possède pas encore. Ainsi, les livres étrangers étaient presque entièrement absents des collections, et les revues étrangères en étaient totalement absentes, une partie des revues françaises elles-mêmes n’étant pas non plus acquises. À l’arrivée de Viollet, la bibliothèque n’est abonnée qu’à une vingtaine de périodiques, elle en reçoit environ 500 au moment de sa mort. Par ailleurs, un travail important pour la bibliothèque de la Faculté de droit, et Viollet y excelle, consiste à cette époque à accroître les collections avec des acquisitions non onéreuses. Il s’agit bien sûr des dons de particuliers, dont certains sont très importants comme le legs Goullencourt en 1902. Il s’agit surtout de récupérer auprès des diverses institutions, administrations et juridictions, leurs publications respectives. Sollicitations et relances par courrier, réception des envois postaux, constituent une tâche journalière à la bibliothèque, qui reçoit ainsi les publications des différents corps de l’État et administrations, des gouvernements des différentes colonies françaises, des jurisprudences des différents tribunaux de France.
Enrichissement des collections, mais aussi organisation de celles-ci : c’est le grand œuvre de Paul Viollet. En 1876, un très petit nombre de volumes est accessible dans la salle qui tient lieu de bibliothèque, les autres sont dispersés dans des salles de conférences ou de cours. La nouvelle bibliothèque comprend cette fois suffisamment de rayonnages pour installer toutes les collections, du moins dans un premier temps. Des usuels sont mis en place dans la salle de lecture principale, les volumes sont rangés par ordre de taille et de cote sur les rayonnages dans les étages. Les premières années, le catalogue alphabétique manuscrit est conservé et complété, mais il est remplacé en interne par des registres de récolement (un pour les usuels, un pour chaque format, un pour les livres avec localisations particulières) et pour les lecteurs par différents catalogues sur fiches. En effet, pour chaque ouvrage arrivé à la bibliothèque, une première fiche bibliographique est établie, avec une entrée au nom de l’auteur ; le bibliothécaire crée ensuite au minimum une fiche matière pour l’ouvrage ; ces deux fiches sont insérées dans un fichier commun, alphabétique. Par ailleurs, les thèses de Paris et les thèses de province ont chacune leur fichier propre. Enfin, dès 1880, Viollet lance la création d’une « table des revues », qui est un fichier de dépouillement des articles de différentes revues. Or, si les deux premiers fichiers font bien partie des recommandations du ministère dans son instruction générale de 1878, il faut remarquer qu’ils sont commencés avant la publication de cette instruction en 1880, et le fichier de dépouillement restera une spécificité régulièrement louée de la bibliothèque de la Faculté de droit pendant des décennies.
Ainsi, Viollet organise scientifiquement mais aussi matériellement la bibliothèque, avec la mise en place d’une répartition des tâches entre les différents membres de l’équipe : le bibliothécaire et les sous-bibliothécaires s’occupent des acquisitions, de l’indexation matière, d’assurer les présidences de salle pendant l’ouverture de la bibliothèque ; l’employé ou le commis fait les copies des fiches établies par les bibliothécaires pour alimenter les différents catalogues et registres, les garçons de salle sont en charge de l’entrée et de la sortie des lecteurs (vérification des cartes pour l’une, des portefeuilles – à l’époque équivalent des mallettes d’aujourd’hui – pour l’autre), de la communication et du rangement des ouvrages, du nettoyage des salles et de l’époussetage des livres.
Paul Viollet, acteur et moteur du bouleversement de la bibliothèque de la Faculté de droit, donc. Mais quel type de maître d’œuvre était-il ?
Essayer de retrouver les traces du travail de quelqu’un, tenter de se faire une idée de sa vie, de comment elle s’organisait. Dépeindre Paul Viollet bibliothécaire oblige à considérer bien d’autres pans de ses activités. Car la bibliothèque, et la Faculté de droit, occupent une place centrale pour lui.
Pour s’en rendre compte, il suffit de donner quelques éléments : Paul Viollet reste trente-huit ans à la tête de la bibliothèque, trente-six à celle des archives ; il habite un logement de fonction, dans la Faculté, au 5 rue Cujas, à partir de la fin des années 1890, jusqu’à sa mort en 1914 ; ce logement voit grandir ses sept enfants ; la Faculté accueille le mariage d’au moins une de ses filles, et la demande en mariage d’une autre par un de ses gendres (perché sur le toit de la Faculté) ; sur le plan professionnel et scientifique, il connaît huit doyens successifs ; son cabinet de bibliothécaire lui sert également de bureau pour ses travaux personnels ; il publie quasiment tous ses travaux importants alors qu’il est en poste là ; il devient membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres alors qu’il est en poste là ; il devient professeur à l’École des chartes alors qu’il est en poste là. Ainsi, si sa pratique de bibliothécaire est intéressante en elle-même, elle prend relief et sens dans les interactions avec les autres facettes du personnage.
On retrouve, par exemple, dans les formes de son investissement dans la vie de la bibliothèque son intransigeance sur les principes, ce lien très fort à une certaine idée de la justice appliquée à tous les domaines de la société et qui le pousse à s’engager pour Dreyfus, pour les indigènes. Au premier abord peut-être anecdotiques, mais en réalité très concrets, ses efforts répétés pendant tout sa carrière pour obtenir des rémunérations équitables pour les employés de la bibliothèque, qu’il s’agisse d’indemnités pour des travaux exceptionnels, d’augmentations de traitement suite à un élargissement des horaires d’ouverture entraînant un surcroît de travail, ou de promotions d’employés ayant fait leurs preuves, sont une marque de l’application de ses principes. Un épisode est particulièrement révélateur de ce non-cloisonnement entre le bibliothécaire et l’homme d’engagements : le 18 janvier 1900, un étudiant est surpris à la sortie de la bibliothèque, essayant de voler un ouvrage. Viollet prévient le doyen le jour-même, et prend ensuite le temps de lui écrire une lettre circonstanciée en vue de la décision du conseil de l’Université, demandant un jugement sévère : « Que deviendrait le principe de l’égalité de tous les Français devant la loi, si dans un pays où le vol d’un pain est puni devant les tribunaux, dans un pays où la mendicité est un délit non seulement inscrit dans la loi mais poursuivi et réprimé efficacement, si le fait dont je m’occupe était considéré comme un acte fâcheux sans doute mais négligeable ou presque négligeable ? Il y aurait alors très évidemment deux lois en France, l’une pour les petits et les illettrés, l’autre pour la classe lettrée : et celui qui a plus d’instruction bénéficierait d’une loi plus douce ! »
Paul Viollet ne lâche rien de ses principes en prenant son poste à la Faculté de droit de Paris, il n’abandonne rien non plus de ses intérêts et de ses travaux scientifiques.
Aussi, si son investissement est entier dès son arrivée en 1876, le rapport de Paul Viollet à la bibliothèque de la Faculté de droit de Paris évolue cependant au fil de sa carrière. Lorsqu’il fait sa demande pour le poste en passe d’être créé, son objectif est à la fois de poursuivre sa carrière dans un domaine d’activité, les bibliothèques, qui l’intéresse, mais aussi de se rapprocher de ses intérêts scientifiques, le droit et son histoire. Parallèlement à ses différents postes, Viollet ne cesse jamais d’effectuer des recherches personnelles, et s’il ne compte pas encore de publication majeure en 1876, il a déjà quelques travaux (articles et comptes rendus essentiellement) à son actif. À cette date, il prend la tête d’une équipe d’une personne, Jean Marchal, entré comme surveillant à la bibliothèque en 1864 et devenu seul employé en 1868. Dans les années qui suivent, deux garçons de salle et un deuxième sous-bibliothécaire sont recrutés. De nouveaux emplois se rajoutent à la fin des années 1890 pour faire face à l’afflux de lecteurs généré par l’agrandissement des locaux et le passage de 80 à 300 places assises. En 1914, la bibliothèque compte un bibliothécaire en chef, Viollet, deux sous-bibliothécaires, un employé, et six garçons de salle. Paul Viollet est de plus en plus présent au fur et à mesure des années. Il est plus présent tout simplement parce que son appartement, à partir de la fin des années 1890, se situe dans la Faculté, mais peut-être aussi parce que sa carrière scientifique n’est plus à installer : pendant plusieurs années, s’il organise et donne les instructions, il rechigne notamment à assurer les surveillances de salle, et ses rapports avec ses subordonnés, qui ont l’impression qu’il s’adonne plus à ses travaux personnels qu’à sa charge de bibliothécaire, sont parfois tendus. Au cours de sa carrière, la bibliothèque devient son véritable cabinet de travail, lieu de prédilection quand il n’est pas à l’École des chartes ou à l’Institut. Beaucoup plus présent dans le service quotidien, il s’assimile désormais à la figure du père pour ses subordonnés.
S’il y a là une évolution, son attitude envers la hiérarchie fait elle montre d’une certaine continuité.
Contrairement aux bibliothèques des universités de province qui dépendent directement des rectorats des différentes académies, la bibliothèque de la Faculté de droit de Paris est ainsi organisée que le bibliothécaire a pour supérieur hiérarchique direct le doyen, avec au-dessus le vice-recteur, puis le recteur et enfin le ministre de l’Instruction publique. Paul Viollet connaît huit doyens successifs, dans l’ordre : Gabriel Colmet Dâage (1868-1878), Charles Beudant (1879-1887), Edmond Colmet de Santerre (1888-1896), Eugène Garsonnet (1896-1899), Ernest Glasson (1899-1906), Charles Lyon-Caen (1906-1911), Paul Cauwès (1911-1913) – un confrère chartiste – et Ferdinand Larnaude (1913-1919). À la lecture des archives, on se rend compte que la vision de Paul Viollet sur son rôle de bibliothécaire ne change pas, mais qu’en fonction de la personnalité et de la manière d’assumer leur charge des différents doyens, la situation est idyllique ou conflictuelle. Charles Beudant, qui est en guerre plus ou moins ouverte avec Viollet pendant tout son décanat, résume bien la position de Viollet (et la sienne) : « il se veut administrateur de la bibliothèque, il en est le bibliothécaire ». Sauf que la très grande majorité des doyens successifs est très contente de laisser faire Paul Viollet, se félicite de la manière dont la bibliothèque est dirigée et organisée et s’enthousiasme pour son fonctionnement exemplaire. Colmet de Santerre reste un peu plus neutre. Et seul Ernest Glasson fait également des réflexions sur la difficulté pour Viollet de respecter la hiérarchie quand il s’agit de « sa » (terme souligné par le doyen) bibliothèque. Mais vingt ans séparent les moments où Charles Beudant et Ernest Glasson deviennent doyens. Entre-temps, Paul Viollet a acquis une véritable reconnaissance académique. Il est devenu membre de l’Institut en 1887 (Académie des inscriptions et belles-lettres), professeur d’histoire du droit civil du Moyen Âge et de droit canonique à l’École des chartes en 1890, et il a publié son Histoire du droit civil français et commencé à publier son Histoire des institutions de la France. En dehors même des questions de personnalité, le rapport à la personne ne peut plus être le même d’un doyen à l’autre. Ernest Glasson (lui-même historien des institutions) fait d’ailleurs la distinction dans ses commentaires entre le personnage qu’il fréquente dans le cadre privé et celui qu’il tente de diriger dans le cadre professionnel.
On retrouve ainsi l’ambiguïté de départ : tous ces doyens, grands professeurs de la Faculté de droit de Paris, reconnaissent à Viollet une science hors pair, des ouvrages importants pour l’histoire du droit, mais il reste un employé, le bibliothécaire qui a mis en place les catalogues si utiles à leurs recherches. « Il n’y a aucun précédent qui puisse me guider […] » dit le doyen Larnaude ; peut-être est-ce là, si ce n’est le plus bel hommage à la relation entre Paul Viollet et la Faculté de droit, du moins le plus juste.
Alexandra Gottely
Conservateur bibliothèque Cujas
Bibliographie indicative
Paul Viollet, La Bibliothèque et les archives de la Faculté de droit de Paris, quelques tableaux et bustes, Paris, Société de l’histoire de Paris, 1912, 23 p.
Madeleine Ventre-Denis, La Bibliothèque de la Faculté de droit de Paris au xixe siècle, Paris, Aux amateurs de livres, 1991, coll. « Mélanges de la bibliothèque de la Sorbonne », n° 11, p. 103-120.
Jean Gautier, La Bibliothèque de la Faculté de droit de Paris. Guide à l’usage des étudiants, Paris, L. Tenin, 1919, 59 p.
Albert Maire, Manuel pratique du bibliothécaire : bibliothèques publiques, bibliothèques universitaires, bibliothèques privées, suivi 1° d’un lexique des termes du livre 2° des lois, décrets, etc., concernant les bibliothèques universitaires, de 1837 à 1894, Paris, A. Picard et fils, 1896, XI-591 p.
Gabriel Richou, Traité de l’administration des bibliothèques publiques : historique, organisation, législation, Paris, P. Dupont, 1885, VIII-421 p.
Jean Gautier, Nos bibliothèques publiques : leur situation légale avec appendice contenant les décrets, arrêtés et circulaires relatifs aux bibliothèques publiques parus dans ces vingt dernières années, 2e éd. revue et corrigée, Paris, Chevalier et Rivière, 1903, X-181 p.
Arnim Graesel, Manuel de bibliothéconomie, traduction de Jules Laude, édition française revue par l’auteur et considérablement augmentée, Paris, H. Welter, 1897, XVIII-628 p.-IV f. de pl.