Bref, ce ne sont pas que des amitiés, même si elles ont pu jouer, davantage d’ailleurs en termes de proximités intellectuelles que de pures affinités personnelles[14]. L’on sait ainsi que Paul Meyer et Gaston Paris, eux-mêmes très liés, étaient vraiment proches de Paul Viollet, même si leurs modes de vie étaient différents, plutôt mondain pour l’académicien Gaston Paris, voire pour les philologues Paul Meyer ou Louis Havet, en revanche replié sur la cellule familiale pour Paul Viollet. Ainsi, si l’on s’intéresse aux seuls chartistes dreyfusards, ils appartiennent à des promotions proches : 1861 pour Paul Meyer, 1862 pour Paul Viollet, sorti premier ; 1870 et 1873 pour Gaston Paris, Arthur Giry et Auguste Molinier. De même, Paul Viollet a fréquenté l’historien des religions Léon Marillier, au comité central de la LDH en 1898 jusqu’à sa mort accidentelle en 1901, comme au CPDI. Et au-delà de ces sociabilités des sciences humaines, il peut y avoir les réseaux juridiques[15].
Néanmoins, Paul Viollet, bien que de toute évidence, dans la réserve, conseillé par son collègue Robert de Lasteyrie, a suivi les jugements de ses confrères sur l’Affaire, les frères Molinier, Paul Meyer, Arthur Giry, Fernand Bournon, Gabriel Monod – qui fut auditeur libre à l’École des chartes –, tous témoins au procès Zola et peu ou prou ligueurs. L’historien du droit, qui a aussi travaillé aux Archives nationales et à la bibliothèque de la Faculté de droit de Paris, a pu entendre leur discours épistémologique comme leur plaidoyer éthique voire leur plaidoirie civique en faveur d’un esprit critique fondé sur la méthode.
Un dreyfusard devenu dreyfusiste
Justice et Vérité, tels sont les mots d’ordre de Paul Viollet qui prend acte des échecs individuels de Scheurer-Kestner ou Trarieux. Mais son entrée dans l’Affaire n’est pas seulement pour le capitaine Dreyfus ; il s’inscrit dans une dynamique de défense des Droits de l’homme au-delà des populations ultramarines. En effet, il participe à la fondation de la LDH en plein procès Zola : absent de la première réunion du 19 février 1898 chez Scheurer-Kestner où se sont retrouvés les anciens ministres Ludovic Trarieux et Yves Guyot, et le député Joseph Reinach[16], il est du concile du lendemain soir, après l’évocation du faux Henry, avec Émile Duclaux, Arthur Giry, Édouard Grimaux, Louis Havet, Paul Meyer, Jules Héricourt et Jean Psichari, le seul qui n’ait pas témoigné. D’autres entrevues se dérouleront, sans Paul Viollet, le 25 avec Ludovic Trarieux et Yves Guyot, et le 26 avec Émile Duclaux, Louis Havet et Jean Psichari[17].
Alors que la Société des Droits de l’homme et du citoyen fondée le 23 mai 1888 par Georges Clemenceau, Jean Allemane et les trois futurs ligueurs Arthur Ranc, Georges Hervé et Alexandre Isaac n’existe plus, l’un des premiers points concerne le titre de la nouvelle structure. Ludovic Trarieux réfute celui de « Ligue pour la défense des Droits de l’homme et du citoyen », jugé trop long et un moyen terme est provisoirement choisi pour l’opinion : ce sera une « Ligue pour la défense des droits du citoyen », et les premiers statuts et circulaires évoquent même une « Ligue pour la défense du citoyen ». Mais rapidement, les dénominations « Ligue pour la défense des Droits de l’homme et du citoyen » ou « Ligue des Droits de l’homme », et leurs acronymes deviennent courants.
Dès le 22 février, Jean Psichari envoie les premiers statuts et circulaires. Dans ce contexte d’accusation, de dénonciation, de trahison et de cosmopolitisme, la LDH s’affirme « exclusivement » française – l’adverbe est ultérieurement retiré, non pas par nationalisme, mais par patriotisme et humanisme, la France étant le pays de la « civilisation » et du « progrès » –, et se fonde sur « les principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de justice énoncés dans la Déclaration ». Pour autant, peut-on suivre Francis de Pressensé, président de la LDH de 1904 à 1914, qui considère que « l’injustice initiale […] avait révélé, comme dans un éclair, toutes les autres injustices » ?[18]. Quoi qu’il en soit, l’association s’efforce de réunir « sans distinction de croyance religieuse ou d’opinion politique », pour dépasser « une menace de déchirements civils ».
Toujours est-il que Ludovic Trarieux et Paul Viollet rédigent les statuts, ce dernier ayant travaillé, à la demande de Paul Meyer, sur le projet du second[19]. Leur circulation se fait à partir de Jean Psichari, des fils de Ludovic Trarieux – Gabriel, Jacques et Georges –, d’Émile Duclaux, d’Édouard Grimaux, et de jeunes écrivains d’avant-garde comme Fernand Gregh, Jacques Bizet, Daniel et Élie Halévy, Léon Blum, Charles Péguy. Sans oublier, à Paris, Louis Havet, Auguste et Émile Molinier, les historiens Albert Réville, Charles Seignobos et Ferdinand Lot, le philologue Joseph Bédier et, à Rennes, le linguiste Georges Dottin, à Bordeaux le sociologue Émile Durkheim et à Montpellier le philosophe Célestin Bouglé.
Ces engagements ne sont pas sans risque : Édouard Grimaux est privé de son laboratoire, malgré le soutien de quarante confrères, et Paul Stapfer, doyen de la faculté des lettres de Bordeaux, est suspendu par le ministre Léon Bourgeois pour un discours dreyfusiste, tandis que Godefroy Cavaignac demande au Conseil des ministres la même rigueur pour Ferdinand Buisson[20]. Autre exemple, celui du civiliste Joseph Charmont, à Montpellier, que Célestin Bouglé évoque : « Il y avait là […] l’auteur de la Renaissance du droit naturel, Charmont, la modestie, la discrétion, la timidité faite homme, que la passion de la justice devait faire sortir de ses gonds pour le lancer dans les batailles des réunions publiques. Bientôt le plus mal vu, d’ailleurs, le plus méthodiquement visé de tous. »[21]
[14]Thomas Ribémont, « Les historiens chartistes au cœur de l’affaire Dreyfus », dans Raisons politiques, 2005/2, n° 18, p. 97-116, p. 102.
[15]Frédéric Audren, « La belle époque des juristes catholiques (1880-1914) », dans Revue française d’histoire des idées politiques, 2008/2, n° 28, p. 233-271, p. 260 et s.
[16]Joseph Reinach, op. cit., éd. Robert Laffont, vol. 1, p. 1015, note 1, et Élie Halévy, Correspondance (1891-1937), édition par Monique Canto-Sperber, Vincent Duclert et Henriette Guy-Loë, Paris, Éditions de Fallois, 1996, 803 p., p. 235, note 1 par Vincent Duclert.
[17]Joseph Reinach, ibid., et Georges Bourdon, « La fondation de la Ligue », dans Livre d’or des Droits de l’homme. Hommage de la Ligue à Ferdinand Buisson, Paris, LDH, 1927, p. 34 (BDIC, Fonds LDH, F Δ Rés. 798/5).
[18]Voir Emmanuel Naquet, « Ligue des Droits de l’homme, syndicalisme et syndicats dans le premier xxe siècle », dans Danielle Tartakowsky et Françoise Tétard (dir.), Syndicats et Associations. Concurrence ou complémentarité ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, 481 p., p. 371-380.
[19]BOLDH, op. cit., p. 901, note 1.
[20]BOLDH, op. cit., p. 896-897 ; Jean Ajalbert, Les Deux Justices, Paris, Éd. de La Revue blanche, 1899, 342 p., p. 194-195 et Émile Kahn, « À travers 40 ans », dans Cahiers des Droits de l’homme (CDH), 10-15 juil. 1938, p. 426.
[21]Célestin Bouglé, CDH, ibid., p. 410-411.