Le professeur
Quand Paul Viollet s’éteint, le 22 novembre 1914, à 74 ans, il était toujours à la fois bibliothécaire (et archiviste) de la Faculté de droit de Paris et professeur à l’École des chartes, il cumulait ces trois fonctions depuis 24 ans. À la tête de la bibliothèque à l’âge de 36 ans (1876), des archives à 38 (1878), il lui avait fallu attendre l’âge de 50 ans (1890) pour retrouver l’École des chartes, par la grande porte, celle du professorat, et y enseigner l’histoire du droit civil et du droit canonique, enseignement dont l’intitulé avait été amputé de l’épithète « du Moyen Âge » en 1906. Et en vérité, Viollet historien et historien du droit, ne fut pas seulement médiéviste. En témoigne au moins le quatrième volume de son Histoire des institutions politiques et administratives de la France, qui formait le premier d’une autre Histoire qu’il avait décidé de consacrer, au crépuscule de sa carrière, aux trois derniers siècles de la monarchie sous le titre évocateur Le Roi et ses ministres, œuvre inachevée en 1912 (le manuscrit du volume consacré aux grands corps judiciaires a été conservé).
Quand à 50 ans, Paul Viollet s’était porté candidat à l’École à la succession d’Adolphe Tardif, qui lui-même avait enseigné en ce lieu pendant 34 ans (depuis 1854) et était mort en poste à 66 ans, il était déjà membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (depuis 1887) et avait été président de la Société de l’École des chartes l’année précédente (1889-1890 ; il le sera à nouveau en 1910-1911). Pouvait-on décidément ne pas l’élire ? Il est élu, le 10 mai 1890, par onze voix contre deux à son concurrent Joseph Tardif, le fils de son prédécesseur.
Et pourtant, Paul Viollet était depuis longtemps déjà proximus de l’École. Il en était sorti premier (sur sept) en 1862, devant Gaston Paris, avec une thèse intitulée Étude sur la cour du vicomte, ou juridiction bourgeoise en Orient au temps des croisades, thèse demeurée manuscrite, dont il conservait modestement un exemplaire dans l’un de ses dossiers d’érudition, classé à la lettre A comme « Assises de Jérusalem ». Certes, il fut d’abord éloigné de la capitale, mais pour retrouver sa ville natale, Tours, dont il fut le secrétaire-archiviste de 1863 à 1866. Admis à cette date aux Archives de l’Empire, Paul Viollet publie – l’état de ses services en fait mention –, son premier article, d’érudition locale, dans la Bibliothèque de l’École des chartes (BEC) de 1866 : « Élection des députés aux états généraux réunis à Tours en 1468 et en 1484, d’après des documents inédits tirés des archives de Bayonne, Senlis, Lyon, Orléans et Tours » ; de même, il donne, l’année d’après, un article méconnu sur le peintre tourangeau Jean Fouquet. Il avait une maison en Touraine, à Ligueil, dans le quartier dit du Pont-Charrault. De vielle famille tourangelle, il était le fils d’un directeur de fabrique de soie, Fulgence Viollet, encore membre, à 91 ans, de la Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France, dont Paul avait pris part à la fondation en 1874.
Aux Archives (chargé entre autres de la bibliothèque), Viollet développe ses projets, au premier rang desquels l’édition des Établissements de saint Louis, texte sur lequel il travaillait dès 1869, comme en témoigne un premier article donné cette année-là à la BEC, édition à lui confiée par la Société de l’histoire de France en 1875 à la suite de la défection d’Edgar Boutaric. Ce fut le premier grand œuvre de sa vie. Dans cette décennie (1866-1876) précédent sa nomination à la bibliothèque de la Faculté de droit de Paris, il donne plus d’une demi-douzaine d’articles à la revue de l’Ecole, sans compter les comptes rendus. Il s’en approche déjà, suggérant en 1875 de donner un « petit nombre de conférences » sur les rapports entre l’Église et l’État à l’époque mérovingienne et carolingienne, proposition que le Conseil de perfectionnement déclina – le directeur général des Archives nationales le déclarant indisponible.
Un curieux premier livre remonte à cette période. Françoise Autrand avait relevé, dans l’éloge funèbre que le comte Henri-François Delaborde écrivit en 1918, une « tâche légère qui aurait terni les débuts du grand savant ». En 1870, Viollet avait en effet publié un recueil de « prières et fragments religieux » de rois et de princes français depuis Clovis jusqu’à la duchesse d’Angoulême, les Œuvres chrétiennes des familles royales de France.
Rapports entre l’Église et l’État, piété des rois de France, le premier Viollet se dévoile déjà : la suite le montre historien catholique du ralliement, confiant dans « cette grande loi du progrès qui est une manifestation de Dieu parmi les hommes ». Et aussi l’érudit et aussi le curieux d’objets historiques que l’on dira plus tard nouveaux.
Le 30 mai 1876, Paul Viollet est nommé bibliothécaire à la Faculté de droit de Paris. Mais il ne s’éloigne pas de l’École des chartes : par deux fois, en 1881-1882, il supplée les absences (pour maladie, semble-t-il) d’Adolphe Tardif. Il lui faut encore attendre.
Du point de vue de l’érudition, l’édition des Établissements de saint Louis voit alors le jour (4 volumes, 1881-1886). Pour parfaire ce monumental travail, Viollet avait obtenu deux missions à Rome, Munich et Vienne d’une part (en 1875) et en Angleterre d’autre part (en 1879) afin d’en étudier les manuscrits. L’accueil très favorable réservé à cette entreprise qui en avait découragé d’autres, le fait remarquer de l’Académie des inscriptions qui lui décerne le premier prix Gobert en 1882 pour les deux premiers volumes. Deux ans plus tard, le secrétaire perpétuel de l’Académie annonce à ses collègues que « [Paul Viollet] est venu cette année solliciter vos suffrages avec ce même livre augmenté d’un troisième volume, qui contient divers textes de coutumes que l’auteur comprend sous le titre général de Textes dérivés et textes parallèles. Nous y retrouvions l’empreinte de cette critique précise et sûre que l’Académie avait déjà si hautement appréciée ; mais ce qui a fait pencher la balance en faveur de M. Viollet, c’est qu’à cet envoi il a joint celui du tome premier d’un Précis historique de l’histoire du droit français ». Le Précis, paru en deux fascicules, en 1884-1886 connaîtra deux autres éditions, sous le titre d’Histoire du droit civil français en 1893 et 1905. Cette faveur renouvelée porte l’Académie à recevoir Paul Viollet en 1887.
Être professeur d’histoire du droit à 50 ans, c’est ce qui arrive au déjà éminent bibliothécaire de la Faculté de droit de Paris (et qui le demeure) et membre de l’Institut. À l’École, il n’est pourtant pas seul à représenter la discipline. Au Conseil de perfectionnement, siège comme représentant l’Académie, Eugène de Rozière († 1896), son anté-prédécesseur, dont la voix s’exprime souvent, il est celui qui a mené les débats lors de l’élection. Adolphe Tardif a disparu mais son fils Joseph, candidat malheureux, a pris, lui, la voie de l’agrégation – sans succès ; il demeure un collaborateur actif de la Revue historique de droit français et étranger (RHD) – qui sera peu ouverte au licencié en droit Viollet. Qu’importe, il est ailleurs, et sa parole s’étend bien au-delà des murs de l’École, comme ses engagements de plus en plus fermes dans le cours des années 1890 le montrent.
Comment apprécier l’enseignement de Paul Viollet ? Il est juste d’estimer que son prédécesseur sur la chaire et lui ont été les véritables créateurs du cours d’histoire du droit à l’École. Comme Tardif avant lui, il a laissé des manuels, non pas d’histoire des sources comme son maître l’avait fait – c’était un des deux piliers de l’enseignement du droit à l’École – mais des manuels d’histoire du droit positif (histoire du droit privé, histoire des institutions). On peut penser que ce ne sont pas des manuels qui découlent de son enseignement : le Précis a paru avant l’accession à la chaire ; quant à l’histoire des institutions, il ne l’enseigne pas : le cours d’institutions politiques, administratives et judiciaires de la France est assuré par Jules Roy depuis 1878 (et le sera jusqu’en 1914). Toutefois, quelques prises de notes laissées par des élèves (Joseph Dumoulin en 1896 ; Paul Cornu, 1904-1905) donnent à penser que les cours dispensés étaient proches du Précis publié. Dans Enfance et jeunesse d’un centenaire, Charles Samaran se souvient que sa « vue déficiente » rendait son enseignement difficile à suivre.
Paul Viollet eut bien évidemment des élèves. Sa participation aux jurys de thèses de l’École, quand elle nous est connue, livre certains noms, et la variété des travaux qui lui furent soumis. Parmi eux, les chartistes les plus remarquables sont ainsi Léon Mirot (1894), Eugène Déprez (1898), François Gébelin ou Gabriel Le Barrois d’Orgeval (1909). Parmi les juristes, il faut retenir Edgar Blum (1911) et Ernest Lyon (1914), et surtout Auguste Dumas (1903), futur agrégé des facultés de droit et professeur d’histoire du droit à Aix, ainsi que Roger Grand (1898), son successeur sur la chaire en 1919 – mais il ne fut pas le maître du futur ministre Louis Germain-Martin, 1897, lui aussi agrégé des facultés de droit. L’élève favori, Robert de Fréville de Lorme (1907), en qui Viollet voyait son successeur, était mort dès les premiers combats de la Grande Guerre.
La vie de l’École, au vu des archives, retentit de peu d’échos de la présence du vénérable professeur, sans doute sa double carrière en est-elle la cause. Mais on sait évidemment beaucoup de choses, par d’autres biais, de ce qui agita l’École au moment de l’affaire Dreyfus. Paul Viollet, profondément croyant et historien du droit, était ainsi lié à deux milieux, l’Église et le Droit, « prolifiques viviers pour l’antidreyfusisme ». Il ne s’en convainquit pas moins du parti contraire, et cet engagement « contraire au sentiment dominant de son entourage » révéla ainsi un grand courage, « un grand cœur », comme le dira Antoine Thomas à la séance du Conseil de perfectionnement du 29 juin 1915. Parmi les collègues de l’École, il dut être proche de ceux de son camp, Paul Meyer, Arthur Giry, Auguste Molinier, quoiqu’il fût le seul à ne pas venir de la gauche. La camaraderie de promotion a dû aussi jouer, Paul Meyer (1861) et Gaston Paris (1862), qui lancent en 1866 la Revue critique d’histoire et de littérature, étaient ses amis ; Gustave Fagniez (1867) aussi, qui fut aux côtés de Gabriel Monod pour la fondation de la Revue historique, et qui n’était pourtant pas du même bord. On soupçonne toutefois que les blessures ouvertes par l’Affaire demeurèrent profondes. Paul Viollet ne souhaite-t-il pas, en novembre 1899, dans une lettre à la Société de l’École des chartes, « que l’union entre confrères soit sérieuse et que certains écarts récents soient oubliés et ne se renouvellent jamais » ? Dans des locaux si réduits qu’on ne peut guère feindre de s’ignorer, l’ambiance dut en ces années, comme l’a bien souligné Bertrand Joly, être particulièrement étouffante et pénible.